L’Église catholique est engagée dans un vaste débat autour des projets de réforme, quand éclate le coup de tonnerre, dans une petite ville de l’électorat de Saxe: à Wittenberg, le 31 octobre 1517, le moine augustin Martin Luther affiche ses Thèses contre les indulgences. Luther n’est certes pas le premier à discuter de la valeur des indulgences, Wittenberg n’est pas non plus une ville importante sur le plan politique, et son université est de fondation très récente. Non, ce qui fait l’efficacité de l’événement de 1517, c’est le retentissement que lui donne aussitôt la diffusion des Thèses sous forme de placards ou de plaquettes imprimés dans les grands centres typographiques allemands. Mieux: le succès de la Réforme luthérienne, à compter de 1517, vient de ce que ses principaux acteurs apprennent très vite à maîtriser les codes du média de l’imprimé, et à l’utiliser de la manière la plus novatrice.
La Réforme se diffusera d’abord par le biais des hommes, et des livres: les réseaux des intellectuels, prédicateurs, enseignants, etc., et des professionnels du livre jouent à cet égard un rôle fondamental dans les pays germanophones, mais aussi par le biais des minorités ou des émigrés germanophones installés à l’étranger. On pensera par exemple aux «Saxons» de Transylvanie, avec un personnage comme Johann Honter à Brassov/ Kronstadt, ou encore aux émigrés allemands actifs dans la «librairie» (voire dans les activités de négoce et de finance) d’un certain nombre de grandes villes européennes, de même qu’aux étudiants et aux enseignants allemands qui fréquentent les universités italiennes, françaises ou anglaises.
Dans les premières décennies du XVIe siècle, les «Allemands» sont toujours à la tête de certaines des plus importantes entreprises dans la branche de la «librairie», à Lyon comme à Paris. Dans l’actuelle région du Centre, à Orléans et à Bourges, le «petit monde» de l’université est le premier vecteur du transfert. L’université d’Orléans, la quatrième du royaume pour son ancienneté, est d’abord connue pour sa faculté de droit –droit canon, mais surtout droit romain, alors même que Paris ne dispose pas de ce dernier enseignement. Les fils de robins et autres administrateurs qui veulent se former pour s’ouvrir une carrière profitable viennent de tout le royaume, mais aussi de l’étranger. La «nation» la plus importante à l’université d’Orléans est précisément la Nation germanique, tant les professeurs ou étudiants allemands sont nombreux à fréquenter la ville des bords de Loire –on se bornera à citer Johann Reuchlin, qui entreprend à Orléans des études de droit, avant de passer sa licence à Poitiers.
Les conditions du transfert sont dès lors réunies, surtout si l’on considère la place des robins dans les premiers groupes de fidèles du protestantisme. Les livres allemands circulent en nombre, et on se rappelle par exemple la découverte que sera pour le jeune Théodore de Bèze, à Bourges en 1534, la lecture du traité de Heinrich Bullinger De origine erroris in negocio Eucharistiae ac Missae paru à Bâle quelques années auparavant (Basel, Wolffius, 1528: cf cliché ci-dessus).
Arrêtons-nous sur une personnalité importante, quoique peut-être négligée par la recherche: Melchior Rufus Wolmar (Volmar, Volckmar) est né en 1497 à Rottweil (Wurtemberg), mais il vient très jeune avec son oncle Valerius Anshelm à Berne, où il est d'abord formé à l’école latine anciennement créée par Heinrich Heynlin de Lapide. Inscrit à l’université de Tübingen en 1514, il y passe le baccalauréat deux ans plus tard: il est très probable qu’il entre alors en contact avec Mélanchthon. Nous retrouvons Wolmar à Fribourg-en-Brisgau en 1519, puis à Paris en 1520: c’est à Paris surtout qu’il se forme au grec (il suit les cours de Nicolas Bérauld, lui-même né à Orléans vers 1470), qu’il passe la licence (1522) et qu’il commence à enseigner.
À Berne comme à Tübingen et à Paris, Wolmar est proche des milieux favorables à la Réforme –il connaît notamment Jacques Lefèvre d’Étaples. Il aurait peut-être été un temps correcteur d’épreuves chez Gilles de Gourmont, quand il donne à son adresse, en 1523, son premier titre, un commentaire sur les deux premiers livres de l’Iliade (Homeri Iliados libri duo una cum annotatiunculis Volmarii, passim suis locis adpositis). En 1527, voici Wolmar à Orléans, où il tient une école qui sera bientôt réputée. Le jeune Théodore de Bèze (1519-1605) y est inscrit à partir de décembre 1528. Deux ans plus tard, Wolmar est appelé par la duchesse de Berry, Marguerite d’Angoulême, pour enseigner les langues anciennes à l’université de Bourges, et Théodore de Bèze le suit: en ville, la maison du maître devient un lieu de rencontre pour les étudiants allemands et suisses.
Un autre jeune homme, orienté par son père vers une carrière de juriste, arrive lui aussi pour se former à Orléans en 1528: le jeune Jean Calvin (1509-1564), un temps syndic de la Nation picarde, rencontre lui aussi Wolmar, qu’il suivra lui aussi à Bourges, avant de devoir rentrer à Noyon à la suite de la mort de son père (1531). Quelques années plus tard, l’Affaire des Placards ouvre dans le royaume une phase de répression de la Réforme naissante, et Melchior Wolmar part brutalement pour la Suisse (Bâle, Zurich, Saint-Gall), jusqu’à Eisenach, où réside son beau-père. C’est là qu’il accepte la charge de conseiller du duc de Wurtemberg, avant de venir enseigner le droit à Tübingen (1535). Il mourra à Eisenach (Isna) en 1560. Théodore de Bèze, lui-même réfugié à Genève et en Suisse depuis 1548, le remercie en lui dédiant ses Poemata (Paris, Conrad Bade, pour Robert Estienne, 1548), et en publiant la belle lettre liminaire en tête de la Confessio christianae fidei ([Genève], Jean Bonnefoy, 1560: cf cliché ci-dessus).
Frédéric Barbier, «Émigration et transferts culturels: les typographes allemands et les débuts de l’imprimerie en France au XVe siècle», dans Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Comptes rendu des séances de l’année 2011, janvier-mars, Paris, Diff. De Boccard, 2011 [sic pour 2012], p. 651-679.
Albert Labarre, « La répression du livre hérétique dans la France du XVIe siècle », dans Mélanges Aquilon, dir. Frédéric Barbier, p. 335-360.
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