mercredi 29 juillet 2015

Le Werther de Chodowiecki, ou La mise en scène du drame

Un petit mot, aujourd’hui, au sujet de l’illustration.
Le Werther de Goethe est un roman pour l’essentiel composé de lettres, et divisé en deux parties. Sa traduction française donnée à Maestricht en 1776 se présente de manière élégante, dans le format courant de l’époque (in-douze), chaque partie étant introduite par une page de titre elle--même décorée d’une vignette sur cuivre de Daniel Nikolaus Chodowieki. Issu d’une famille de négociants de Danzig /Gdansk en 1726, Chodowiecki réussit pourtant à éviter la carrière à laquelle il était destiné, pour se lancer dans la peinture, le dessin et la gravure. À l’âge de cinquante ans (1776), il s’est imposé comme l’un des artistes les plus renommés d’Allemagne, auquel les principaux libraires éditeurs font appel pour illustrer leurs nouveautés. Parmi eux, le parisien Jean-Edme Dufour, associé à Maestricht avec son confrère suisse, Philippe Roux, pour leur édition du Werther en français.
Les deux petits cuivres nous donnent l’occasion de revenir un instant sur la question de l’illustration des textes imprimés. Les scènes représentées, d'une manière qui évoque le théâtre, sont emblématiques du roman de Goethe. En tête, voici Charlotte, dans une robe de bal pourtant relativement simple (on annonce en fait une sorte de partie de campagne). Elle est entourée de six enfants auxquels elle distribue des tartines de pain beurré (p. 51-52), mais lève les yeux dans l’instant même où Werther se présente à la porte pour l’accompagner au bal. C’est là la scène initiale de leur amour: Werther passe un petit peu par hasard dans la «maison de chasse» du «bailli S.», dont il a fait la connaissance, et il découvre à l’improviste «le trésor caché dans cette retraite» (p. 48). 
En tête de la seconde partie, Chodowiecki a représenté, dans un cadre plus sombre, la scène même du drame final, à savoir la chambre de Werther. On devine, à la présence d’une main, le cadavre allongé sur le lit dont les rideaux sont tirés. À gauche du lit, une «silhouette» de Charlotte découpée sur le mur et, entre les deux fenêtres, un bureau ouvert, avec une lettre et un pistolet; un deuxième pistolet est posé sur le fauteuil devant le bureau.
Nous approchons de Noël, la fête familiale par excellence, et Charlotte veut rompre avec Werther, faute d'avoir avec lui des relations moins passionnées. Le soir, Werther écrit à Albert, le mari de Charlotte, pour lui demander de lui prêter ses pistolets en vue d’un voyage qu’il doit faire. C’est la scène la plus célèbre du roman (2e partie, p. 184): Albert lit la lettre, déclare «Je lui souhaite un bon voyage», et se tourne vers Charlotte pour qu’elle remette les pistolets au domestique. Charlotte pressent le drame, et se retire, bouleversée, dans sa chambre. Werther, de son côté, rédige une dernière lettre à celle qu’il aime, et se suicide, assis à son bureau, seul au cœur de la nuit.
Les deux illustrations de Chodowiecki encadrent ainsi exactement l’histoire de la malheureuse passion de Werther, de l’instant de sa naissance à celui de sa destruction brutale. L’opposition la plus sensible est celle de la mise en scène: à la première partie, la pièce est nue, et tout l’intérêt se concentre sur les personnages. Nous voyons, d’une certaine manière, par les yeux des amoureux, pour lesquels le monde extérieur n’existe soudainement plus, hors les liens d’affection de Charlotte pour ses jeunes frères et sœurs. Pour la seconde partie en revanche, l’artiste nous donne la représentation précise de la chambre de Werther, avec un certain nombre de détails liés au drame (les pistolets, le fauteuil et le bureau, la lettre, la fenêtre): le monde des amoureux est désormais vide, la présence humaine ne peut qu’être devinée à la petite silhouette de la main tombée sur le lit, en arrière-plan.
Au moment crucial où l’on découvre le drame, l’esprit enregistre  avec une précision d’autant plus grande les détails de son cadre. Pour autant, la mise en scène achoppe ici sur l’essentiel: dans le roman, Werther n’est pas allongé sur son lit lorsqu’il se suicide. On peut supposer que l’artiste a renoncé à l’image par trop tragique du suicide: Werther, «baigné dans son sang» (p. 197), le crâne brisé, effondré après les «mouvements convulsifs» causés par le douleur. Il préfère une représentation abstraite de la mort, et s’écarte ainsi de la lecture littérale du texte de Goethe (d'une certaine manière, Werther se suicide abrité derrière les rideaux). Pourtant, cette représentation détaillée d’une chambre en définitive très ordinaire acquiert une force de suggestion extraordinaire par le fait que le lecteur y reconnaît immédiatement le cadre du drame passionnel –et l’universalité possible de celui-ci: le cadre de la vie quotidienne est celui du drame que chacun pourrait vivre à l’heure du Sturm und Drang (et le grand fauteuil qui domaine à l'avant-plan, semblable à celui que chaque lecteur peut avoir dans son intérieur, restera désormais inoccupé...).
L’historien du livre ajoutera simplement que l’absence de toute légende qui accompagnerait les images témoigne de ce que l’histoire de Werther est, deux ans à peine après la première publication, assez universellement connue pour qu’il ne soit pas nécessaire d’en expliciter la représentation. 

Bibliographie: Rudolf Schenda, «La lecture des images et l’iconisation du peuple», trad. Frédéric Barbier, dans RFHL, 114-115, 2002, 1ère livr., p. 13-30 (trad. de l’allemand). Klaus Laermann, «Werther auf der Schwelle: Überlegungen zu einer Werther-Illustration von Daniel Schodowiecki», dans Wechsel der Orte..., Göttingen, Wallstein, 1997, p. 84 et suiv.
Les vignettes de Chodowiecki sont répertoriées dans le catalogue dressé par Johann Adam Freiherr von Aretin, sous les numéros 151 et 152, et sous les mêmes deux numéros dans le catalogue de Wilhelm Engelmann.

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