jeudi 26 février 2015

La rentrée littéraire

La prochaine journée d’études organisée par la Bibliothèque nationale sur la «rentrée littéraire» nous donne l’occasion d’évoquer cette pratique en effet bien parisienne… et assez particulière. Le jeune Pierre Benoît revient sur son premier grand succès, le roman de Kœnigsmark, et sur sa quête de la reconnaissance –de fait, il n’a pas de fortune personnelle, ni de prébende administrative, de sorte que, s’il veut se consacrer à l’écriture, il lui faudra vivre de sa plume. Kœnigsmark sort… le 11 novembre 1918 –une telle date ne s’invente pas, pour un roman «germanique», voire germanophile.
Et notre jeune auteur, monté à Paris (selon la meilleure tradition française), d’entreprendre de se faire connaître. Quel meilleur moyen pour cela que de candidater à un prix littéraire, par exemple le Goncourt, inauguré quelques années plus tôt. Pierre Benoît reviendra sur cet épisode:
Quelle journée! Je la passai à déposer mon livre chez les membres de l’Académie Goncourt (…), les frères Rosny, Léon Daudet, Paul Margueritte, Élémir Bourges, Lucien Descaves, Gustave Geffroy, Henry Céard, Léon Hennique. (…) Je n’avais pas d’argent pour prendre un taxi, et ils habitaient tous dans des arrondissements différents! À partir de ce moment-là, les Français allaient tout de même reprendre le droit de se nourrir d’autre chose que de littérature héroïque. Ils ne s’en privèrent point. Et la chance de Koenigsmark a été de profiter de ces circonstances…
Gustave Geffroy, président de l'Académie Goncourt, par Paul Cézanne (coll. part.)
Il faut, en effet, «déposer» son livre, sinon faire des visites auprès des membres d’une «académie» quelque peu conservatrice: les noms cités par Pierre Benoît sont ceux des titulaires des différents «fauteuils» de l’Académie Goncourt en 1918, de Léon Daudet (1er fauteuil) à Lucien Descaves (10e fauteuil). L’Académie est alors présidée par Gustave Geffroy (8e fauteuil).
Il resterait à rechercher dans les annuaires de l’époque les adresses des différents jurés, pour retracer la carte des pérégrinations parisiennes de notre jeune provincial qui se lance dans les lettres.
On sait que Koenigsmark manquera de peu le Goncourt, avec 4 suffrages sur 10, face à Civilisation, de Georges Duhamel. Nous sommes effectivement au sortir de la Guerre, et le choix des jurés va vers ce récit poignant du quotidien d’un hôpital de campagne. Duhamel n’a pas souhaité publier sous son nom, mais sous le pseudonyme de Denis Thévenin. La cuvée des candidats au Goncourt de 1918 est d’ailleurs déjà prometteuse, puisque nous y trouvons aussi les noms d’André Maurois et de Jean Giraudoux…
Le Goncourt, aujourd'hui reconnu par tous, a pourtant commencé petitement, et sa notoriété ne s’est construite que très progressivement. Le premier lauréat a été John Antoine Nau, pour un roman assez étrange, Force ennemie, édité à compte d’auteur à Paris en 1903, et pour lequel Nau n'a apparemment fait aucune visite. Il s’agit de science fiction: le poète Veuly, après un temps d’égarement, se réveille à l’asile de Vassetot. Cherchant à échapper aux traitements qu’on lui fait subir, il se rend progressivement compte qu’il est habité par l’«esprit» néfaste d’un extra-terrestre qui a fui sa planète d’origine… Le Goncourt n’a encore aucun effet médiatique, et le médiocre succès de Force ennemie est comme résumé par la note peu amène portée par Eugène Pierre sur la page de garde de son exemplaire (auj. Bibliothèque de l'Institut de France):
C’est après avoir lu ce livre que l’on peut dire avec plus de vérité encore que Louis XIV devant les tableaux hollandais: Ôtez de ma vue ces affreux magots!
Il n’en sera déjà plus de même quelques années plus tard, quand le Goncourt sera devenu l'un des événements...  de la rentrée littéraire.

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