mercredi 10 septembre 2014

Une histoire de buzz...

Qui ne connaît, aujourd’hui, le terme de buzz, dont l’usage quotidien par une certaine population semble limiter l’acception au seul champ politico-médiatique (pour le sens commun, le buzz, c’est plus ou moins ce qui fait du vent), mais pour lequel l’historien aurait un certain nombre d’autres exemples d’application à proposer –l’historien en général, et l’historien du livre en particulier. Accessoirement (mais est-ce si accessoire?), le buzz peut être source de véritable connaissance.
La soutenance toute récente de la belle thèse que Veronica Massai a consacrée à Angelo Gatti (Pise, Scuola Normale Superiore) éclairera notre propos. Voici en effet un jeune homme, Gatti, né sans aucune fortune dans le Muggello en 1724, qui accomplit son cursus de médecine à Pise, mais qui en définitive réussit à s’imposer au niveau européen comme le chantre de l’inoculation contre la variole. La première marche, dans cette conquête du succès, réside dans la venue de Gatti à Paris, en 1760 –le rôle de la capitale française ne saurait ici être sous-estimé. La seconde marche est franchie, probablement grâce aux compétences de Gatti, mais grâce aussi à son sens des relations sociales, et au rôle de quelques intermédiaires particulièrement bien placés, tel que l’abbé Morellet dans les milieux «philosophiques», et le duc de Choiseul (Choiseul-Stainville) du côté de la plus haute noblesse, et du «monde».
À Pise, sur la Piazza dei Cavallieri, l'École normale supérieure
Gatti se lance en effet comme «inoculateur» des plus grands personnages, mais ce n’est pas sur cet aspect de son action que nous voulons ici nous arrêter. En effet, la question de la «petite vérole», alias la vérole, est à l’ordre du jour depuis quelques décennies en Europe, d’abord en Angleterre, puis en France et dans les autres États du continent. La carrière de Gatti se construit en partie sur l'omniprésence de ce souci, en partie aussi sur la maîtrise d’une politique de publication bien réfléchie. Le premier texte qu'il donne est celui de la Lettre de M. Gatti…,  à [Paris, s. n.] en 1763, lettre pour la rédaction de laquelle l’auteur, qui ne maîtrisait pas assez bien le français, aurait obtenu l’aide de l’abbé Morellet. Par ailleurs, d’Hémery nous apprend que cette publication bénéficie d'une permission tacite...
Il est possible que Gatti ait, dans un second temps, donné en 1764 une courte pièce, sous le titre d’Éclaircissement sur l’inoculation de la petite vérole, à la fausse adresse (remarquable!) de Bruges, mais imprimée à Paris: le titre figure en effet dans la bibliographie, et notamment dans La France littéraire de Johann Samuel Ersch (Hamburg, Hoffmann, t. II, 1797). Un titre analogue, mais légèrement différent, est annoncé par les Affiches, annonces et avis divers du 1er août 1764 (Nouveaux éclaircissements sur l’inoculation…). L’enquête reste en l’occurrence ouverte, sur l'identification exacte de ces deux opuscules.
Peu après, voici le premier grand livre de Gatti, constitué par les Réflexions sur les préjugés qui s'opposent au progrès et à la perfection de l'inoculation…, un texte dans la rédaction duquel l’abbé Morellet a possiblement à nouveau joué un rôle. Les Réflexions sont données à la fausse adresse de Bruxelles, et à Paris, chez Musier fils (quai des Augustins), en 1764. Puis viennent, à la même adresse mais en 1767, les Nouvelles réflexions…, dont d’Hémery nous apprend qu’elles sont sorties, toujours munies d'une permission tacite, à la date du 30 avril. Tous ces titres font l’objet de comptes rendus, favorables ou violemment opposés, dans les grandes revues du temps, le Journal des savants, le Journal encyclopédique, le Journal de Trévoux, etc., et elles apparaissent dans les principales correspondances, à commencer par celle de Grimm.
Il faudrait encore prendre en considération les possibles attributions à Gatti de pièces publiées de manière anonyme, mais, surtout, il faudrait revenir plus longuement sur la problématique de la médiatisation, laquelle se prolonge avec les publications ou les traductions à l’étranger. Publications en anglais (Gatti fait d’ailleurs le voyage de Londres), mais aussi en italien (à Venise) et en allemand (à Hambourg d’abord, avant une seconde édition à Brême). La problématique de la traduction serait évidemment à envisager ici (nous n’en avons pas la possibilité dans le cadre de ce billet), mais on ne peut que souligner le fait que l’exemplaire de Gatti le plus diffusé en Italie semble bien être celui d’une contrefaçon milanaise, celle-là en français, et réalisée en 1767.
Il y aurait encore bien d’autres choses à dire, par rapport à la bio-bibliographie de Gatti, mais on comprendra mieux, désormais, pourquoi nous écrivions, il y a quelques semaines, que nous n’étions pas réellement adepte d’une histoire des idées, des sciences et des pratiques savantes qui se limiterait au monde des concepts, et qui serait totalement déconnectée de l’économie du média –déconnectée du biais, par lequel les idées circulent, se forment, et éventuellement… se déforment. Concluons tout simplement, en soulignant deux points: les querelles et autres campagnes d'idées ne peuvent pas, sous l'Ancien Régime, être plus dissociées de leurs supports (l'écrit, ou l'imprimé) que de leurs pratiques; et , comme le montre l'exemple de Gatti, l'élaboration plus ou moins consciente du
«buzz» n'implique nullement que le contenu soit sans valeur intellectuelle, ou scientifique...  

1 commentaire:

  1. Voilà une histoire exemplaire dans bien de domaines, avant tous bien sur celui de la matérialité des livres et des pratiques de librairie. LC

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