Paul Raabe vient de s’éteindre, le vendredi 5 juillet dernier à Wolfenbüttel, à l’âge de quatre-vingt-six ans. Avec lui disparaît une des figures de bibliothécaire et d’historien du livre les plus remarquables de ces dernières décennies. Le cursus de Paul Raabe n’est pas connu de chacun, surtout en France: il est un homme d’Allemagne du nord, né à Oldenburg en 1927, bibliothécaire diplômé en 1951, puis étudiant d’histoire et de germanistique à Hambourg. Selon la tradition allemande, ses premières années professionnelles se font comme assistant, avant qu’il ne soutienne sa thèse en 1957, sur la correspondance de Hölderlin. Il sera docteur habilité en 1967. Paul Raabe va dès lors s’orienter plus nettement vers les bibliothèques, en devenant bibliothécaire de l’«Archive littéraire allemande» –cette institution exceptionnelle et trop peu connue en France– à Marbach.
Mais la carrière de Paul Raabe se confond à compter de 1968 avec la direction de la Bibliothèque de Wolfenbüttel (Herzog August Bibliothek), dont il saura faire un centre d’études mondialement reconnu. Il n’est pas inutile de rappeler ici que Wolfenbüttel est la petite «résidence» de la principauté de Brunswick Wolfenbüttel, et que les souverains y ont organisé à partir de la seconde moitié du XVIe et surtout au XVIIe siècle une des plus importantes, sinon la plus riche des bibliothèques de l’Europe du temps. Plus tard, la bibliothèque sera notamment dirigée par Leibnitz et par Lessing, Montesquieu en admirera les aménagements tandis que Stendhal y sera dépêché, sous l’Empire napoléonien, pour y saisir les pièces principales et les expédier à Paris…
Il n’est pas inopportun non plus de rappeler que, dans les décennies d’après-guerre, Wolfenbüttel était une ville relativement petite (50 000 hab.), sans aucune importance politique ni administrative (la principauté avait évidemment disparu), sans université, et surtout située au bout du monde. Adossée au rideau de fer, elle n’avait en effet plus d’arrière-pays, et on n’y arrivait qu’après un périple plus ou moins long sur des lignes ferroviaires de plus en plus secondaires. La situation économique se ressentait évidemment d’une position géographique devenue problématique.
Paul Raabe a su prendre à bras le corps les difficultés qui se posaient à lui. Entouré par une équipe d’abord bien réduite, il a réussi à rassembler les compétences, les appuis et les soutiens (dont ceux, décisifs, de la Fondation Volkswagen), pour enrichir, réaménager et étendre d’année en année la Bibliothèque. Celle-ci s’est imposée à partir de la décennie 1970 comme un centre international de recherche sur l’histoire de la culture et des idées en Europe du XVe au XIXe siècle, et comme un pôle de l'histoire du livre.
Parallèlement, la Bibliothèque a accueilli un nombre croissant de rencontres et de colloques, elle a impulsé une série impressionnante de collections éditoriales, tandis qu’un système très efficace de bourses de recherche permettait, et permet toujours, de financer le séjour de nombreux chercheurs plus ou moins avancés, pour travailler sur les collections de Wolfenbüttel.
Nous ne nous étendrons pas sur la carrière très riche de Paul Raabe. Celui-ci nous aura en définitive enseigné bien des choses, dont les principales, paradoxalement, ne se rapportent peut-être pas à l’histoire du livre. Elle nous aura confirmé ce dont nous sommes convaincus: ce qui, dans nos domaines, fait le grand administrateur, c’est moins la tristement célèbre et banale «bonne gouvernance» et la rationalisation systématique, que la volonté d’avancer, l’engagement permanent, et le respect en toute occasion de la liberté absolue de la pensée et de la recherche. Il nous aura encore excellemment montré ce que nous savons aussi: être un grand administrateur n’interdit en rien d’être aussi un grand chercheur, et un grand animateur de la recherche.
Paul Raabe aura pratiqué des années durant cette hospitalité extraordinaire qui a fait de Wolfenbüttel aussi «l’auberge de l’Europe», et notamment de l’Europe des historiens du livre. Toujours attentif à ses hôtes, mettant à leur disposition tous les moyens et tous les talents qu’il avait réunis, il était lui-même d’une culture bibliographique et historique étonnante Mais il était aussi un connaisseur reconnu en matière d’art graphique contemporain, et sa maison, la «Maison du directeur», où il recevait volontiers les participants des colloques, était à cet égard un véritable musée. Dans tous les domaines, le directeur était un «facilitateur»: nous ajouterons que ce rôle a été par lui exercé, avec une discrétion qui explique son efficacité, au niveau le plus élevé, lorsqu’il s’est agi d’aider au rapprochement Est-Ouest et de travailler à la possible réunification de l’Allemagne –et de l’Europe.
Paul Raabe était une personnalité impressionnante, et que nous admirions. Il a poursuivi son œuvre à Wolfenbüttel jusqu’en 1992, mais son action ne s’est pas interrompue avec la retraite. En effet, il s’est alors engagé, avec son énergie coutumière, pour la réhabilitation des Fondations Francke à Halle, et pour la restauration de leur bibliothèque exceptionnelle. Celle-ci par bonheur était restée pratiquement oubliée du régime communiste, ce qui lui a permis d’être conservée sur place, même si dans des conditions de plus en plus difficiles, jusqu’à la chute du Mur. Et, à Halle aussi, l’action de Paul Raabe s’est révélée d’une efficacité impressionnante.
Les dernières années de Paul Raabe avaient malheureusement été assombries par la disparition de son épouse, Mechthild. Aujourd’hui, les chercheurs, historiens et historiens du livre s'inclinent avec tristesse, mais aussi avec respect et avec reconnaissance, sur le souvenir de celui qui fut un des grands bibliothécaires et un des grands humanistes de notre époque.
Triste nouvelle de la disparition d'un grand savant et d'un grand humaniste. Pour avoir eu l'honneur et la chance d'être reçu à la Herzog August Bibliothek, et avoir à plusieurs reprises, à Wolfenbüttel et ailleurs, rencontré le le Prof. Dr. Dr. Raabe, je m'associe à l'hommage et à l'émotion de l'auteur du blog.
RépondreSupprimerInspiré par une vision du travail académique Paul Raabe a fait de Wolfenbüttel un lieu majeur de l'échange savant et une "entreprise" pour une petite ville allemande ruinée par la guerre. Il fut aussi un cosmopolite marquant une sympathie toute particulière à l'égard des Français ; Robert Mandrou et bien d'autres ont pu l'éprouver. Mes séjours à Wolfenbüttel, quasi cloîtré dans la bibliothèque, loin des distractions, comptent (comme l'a dit un célèbre Vénitien) parmi les plus heureux, et les plus fructueux, de ma vie. Jean-Pierre Vittu
RépondreSupprimerJe partage de mon coeur cette émotion: c'est grâce à Paul Raabe et à Sabine Wolf que j'ai découvert la magnifique bibliothèque de Wolfenbüttel avec ses riches collections sur le XVIIIe siècle! S. Lemny
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