lundi 7 octobre 2019

Excursion en Italie du nord (5)

Principaux axes de circulation, nord-est. de l'Italie.  Les points bleus permettent de repérer les localités mentionnées dans notre billet.
Un pays compliqué, que le pays de Tyrol… De fait, le principal axe du comté est constitué par la vallée de l’Inn, mais ses territoires s’étendent au-delà des cols vers le val d’Adige et vers la plaine du Pô –la résidence des comtes, au château de Tirol, est d’ailleurs située sur le versant méridionale de la chaîne alpine. En fait, le Tyrol se définit comme «le pays dans la montagne» (das Land im Gebirge): une zone de confins, dont la géographie politique ne se superposera jamais directement à la géographie linguistique. Deux pôles de pouvoir s’y développent au Moyen Âge, avec d’un côté, les princes-évêques, surtout à Trente mais aussi à Brixen / Bressanone, et de l’autre, les comtes.
En 1363, les Habsbourg deviennent comtes de Tyrol, dès lors principauté héréditaire d’Empire, mais ce n’est qu’en 1803 que les deux évêchés y seront enfin intégrés. Nous avons donc en définitive quatre ensembles géographiques: le Tyrol du nord, autour d’Innsbruck; celui de l’est, autour de Lienz; celui du sud, autour de Bolzano / Bozen; enfin, le Trentin. Durant trois siècles (début XVIe-fin XVIIIe s.), la frontière méridionale est bordée par les territoires de la Sérénissime.
Notre excursion de quelques jours nous conduira depuis Vérone dans la deuxième ville du Trentin, Rovereto, dernière étape importante avant l’Italie pour les voyageurs venant du nord. Trente est bien évidemment connue pour avoir accueilli le concile de 1545, mais sa fortune, bien antérieure, vient surtout du trafic et du commerce –les Fugger eux-mêmes y ont un comptoir, et y feront élever un palazzo au début du XVIIe siècle. Il n’en va pas de même à Rovereto, ville dont la fortune a été depuis la fin du Moyen Âge apportée par le commerce, certes, mais de plus en plus par la culture du mûrier, par la soierie et par la teinturerie –sans oublier le vignoble. 
Dans les magasins de la Bibliothèque de Rovereto (© BCR)
Mais c’est pour son rôle dans les domaines littéraire et intellectuel que Rovereto nous retiendra ici. Suivons un instant les pas du jeune astronome Joseph de Lalande qui, en 1765 (il a 32 ans), effectue un voyage en Italie dont le récit deviendra l’un des best-seller des livres de voyage dans le dernier tiers du XVIIIe siècle (1). S’arrêtant à Rovereto, Lalande souligne le rôle des échanges et de l’enrichissement, dans le développement de l’activité intellectuelle de la petite ville (alors, quelque 5000 habitants): pour lui, ce sont «le passage des étrangers» et «les richesses [du] commerce» qui ont contribué à y développer «le goût de la société» et «à en polir les mœurs». De fait, l’Accademia dei Agiati, que Lalande présente avec une réelle sympathie, fondée à Rovereto en 1750 sous la forme d’une association privée, étend bientôt l’éventail de ses activités et s’ouvre à un public plus large. Trois ans plus tard, un décret impérial consacre cet engagement au service de la collectivité, et les Agiati s’imposent dès lors peu à peu comme une des grandes académies éclairées non seulement dans la région, mais aussi en Italie et en Europe, notamment dans le Saint-Empire.
Mention de provenance de Tartarotti (© BCR)
Le transfert culturel est en effet au cœur du processus: les jeunes gens aisés de Rovereto font leurs études supérieures en Italie, certes, mais souvent aussi dans les pays germanophones, de sorte qu’ils sont polyglottes (italien, français, allemand), à une époque où cette dernière langue reste très peu pratiquée et encore moins connue à l’étranger. Plus largement, le rôle de leurs concitoyens, au premier chef les Agiati, ne saurait ainsi être sous-estimé s’agissant de la traduction entre l’allemand et l’italien (2). Un certain nombre d’entre eux possède bien entendu des bibliothèques privées, parfois importantes, et ils sont intégrés aux élites du Magistrat: rien de surprenant, on le voit, si l’Académie intervient directement dans la décision prise par les autorités en 1764, de créer une «bibliothèque publique» dans la ville.
Girolamo Tartarotti, considéré comme l’inspirateur des Agiati, lègue à sa mort une bibliothèque de quelque 2000 volumes à l’Asile des pauvres (Ospedale dei poveri) (3): la bibliothèque est alors achetée par la ville, à l’initiative de deux des co-fondateurs de l’Académie, eux-mêmes membres du Magistrat urbain (1764). Le but est de créer une bibliothèque publique (Libreria ad usi pubblico), dont la collection s’accroîtra dès lors rapidement par suite des acquisitions, des dons et des legs. Mais il s’agit longtemps d’une bibliothèque d’étude et de conservation, quand l’essor de la lecture publique à partir de 1964 entraîne la construction d’un bâtiment nouveau, inauguré en 2002. Le Palazzo Annona, qui abritait l’institution depuis les années 1920, est quant à lui restauré en 2007, et il accueille depuis lors, au deuxième étage, une excellente salle d’étude. Le fonds patrimonial est évalué à 400 000 volumes, outre les manuscrits et les séries archivistiques –dont celles de l’Académie ne forment pas l’ensemble le moins intéressant.
Soulignons encore le fait que les Agiati continent leur activité aujourd’hui, à travers des programmes de recherche (par ex., sur la prosopographie des Académiciens) et des publications souvent très riches, mais qui restent trop mal connues (4). Parmi les Actes (Atti) de la Société, disponibles en PDF sur Internet, on trouvera aussi plusieurs études importantes sur l’histoire de la bibliothèque de Rovereto et sur ses fonds (5).
Salle d'étude de la Bibliothèque de Rovereto
Si Rovereto se signale ainsi à l’attention de l’historien du livre par son académie, par la richesse exceptionnelle de ses collections livresques et par la vitalité de son activité intellectuelle, une autre excursion s’imposerait au voyageur, cette fois dans l’arrière-pays de Vicence: il s’agit de Bassano (Bassano del Grappa), sur la route de Trente à Venise. On sait que les Remondini s’y établissent en 1657, et y ouvrent une imprimerie dont les produits, imagerie et librairie «populaire», ont inondé jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle non seulement la péninsule italienne, mais aussi l’Europe jusqu’à la Baltique et aux pays slaves.
Exploitant pareillement la grande route du transit nord-sud, Rovereto s’est ainsi imposée, dans le domaine du livre et de l’écrit, par ses activités intellectuelles, et Bassano, par son industrie et son commerce. Dans les deux villes, nous sommes ainsi devant deux idéaltypes illustrant le rôle des échanges et de la position sur les «confins»: à Rovereto, la culture académique, à Bassano, la production et le commerce. Autour des grands itinéraires de transit, c’est, une nouvelle fois, un paysage culturel original qui émerge et qui se déploie sous nos yeux.

 NB- Nous devons mille mercis à notre très aimable collègue et ami le Pr. Stefano Ferrari, président de l’Académie des Agiati, qui nous a introduit à l’histoire intellectuelle de Rovereto et de sa région, surtout depuis l’époque des Lumières.

Notes
1) Imma Cecere, Il Voyage en Italie di Joseph-Jérôme de Lalande, Napoli, Luciano, 2013 («Monumenta Documenta»).
2) Stefano Ferrari, « Una società « confinante » : la vicenda storica dell’ Academia Roveretana degli Agiati (1750-1795) », dans Cultura letteraria e sapere scientifico nelle accademie tedesche e italiane del Settecento, éd. Stefano Ferrari, Rovereto, Osiride, 2003, p. 91-126, notamment p. 99 et suiv. Disponible sur Internet, tout comme les références qui suivent.
3) Serena Gagliardi, « La biblioteca du Girolamo Tartarotti », dans Atti, 246 (1996), p. 517-534.
4) Par ex. : Traduzioni e traduttori del Neoclassicismo, dir. Giulia Cantarutti, Stefano Ferrari, Paola Maria Filippi, Milano, FrancoAngeli, 2010. Traduzioni e Transfert nel XVIII secolo, éd. Giulia Cantarutti, Stefano Ferrari, Milano, FrancoAngeli, 2013. Enfin, une série compilant les récits de voyages traitant du Haut-Adige (Tyrol du sud) et du Trentin: le volume concernant le XVIIe siècle vient de paraître (éd par Giuseppe Osti), celui du XVIIIe siècle est en cours de préparation.
5) Gian Mario Baldi, « La Biblioteca Civica « Girolamo Tartarotti » di Rovereto : contributo per una storia », dans Atti, 244 (1994), p. 41-170. Certains clichés publiés par l’auteur et datant des années postérieures à 1918 sont au moins... étonnants. Cf aussi Anna Gonzo, Walter Manica, Gli incunaboli della Biblioteca civica e dell'Accademia degli Agiati di Rovereto, Trento, Servizio beni librari e archivistici, 1996).
6) Mario Infelise, I Remondini. Stampa e industria nel Veneto del Settecento, Bassano del Grappa, Tassotti Editore 1980 (2e éd., ibid.,1990).

3 commentaires:

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