Toute modélisation relève d’une simplification plus ou moins poussée, et le modèle d’analyse de la «communication» a progressivement révélé un certain nombre de limites, dont une des plus sensibles concernait d’abord le rôle du lecteur et l’histoire de la lecture. De fait, les travaux d’histoire de la lecture insistaient de plus en plus sur la typologie de celle-ci et sur sa pratique: la lecture n’est évidemment pas un phénomène transparent ni univoque, qui se limiterait à une simple opération de décodage, mais elle met en jeu des capacités, des objectifs et des représentations extrêmement différents les uns des autres...
Sur un autre plan, les sociologues se sont attachés à montrer que les pratiques liées au livre ne relevaient pas du seul acte de lecture (avec notamment la théorie du «capital culturel» élaborée par Pierre Bourdieu), tandis que les historiens du livre, derrière Henri-Jean Martin, construisaient un modèle d’analyse fondé sur la «mise en livre»: un seul et même texte change, en tant que texte lu, selon la nature de son support et de son organisation matérielle. Pour l’historien, le texte imprimé n’existe pas en tant que donnée a priori, mais bien en tant qu'agent et que produit d’une construction et d’une réception par le biais d’un certain support – un média, au sens étymologique du terme et, pour ce qui nous intéresse ici, un livre.
Cornelis Engebrechtsze, Vocation de l'apôtre Mathieu, détail |
Nous ne nous arrêterons pas sur le deuxième ensemble de phénomènes qu’il conviendrait de prendre en considération dans l’analyse: il s’agit de l’économie générale du «livre», laquelle a bien évidemment changé très en profondeur au fil d’une histoire qui se déroule sur des siècles et qui voit s’imposer des «révolutions» successives du livre. Pour nous limiter à l’histoire occidentale, il est bien évident que la structure et le fonctionnement de la chaîne ne seront pas les mêmes, dans l’économie du livre manuscrit, puis à l’époque de la «première révolution du livre», puis sous la «librairie d’Ancien Régime», et encore plus du XIXe au XXIe siècle.
Le fait d’abandonner l’analyse linéaire et la causalité directe au profit d’une analyse dans laquelle les différents acteurs interviennent conjointement ou successivement, et où les interactions sont constantes d’un acteur ou d’un niveau à l’autre, a poussé à substituer au syntagme classique de «chaîne du livre» celui de «système livre»: cette formulation semble mieux à même de rendre compte de la complexité des processus étudiés.
Mais, dans l’immédiat, nous nous bornerons à envisager quels sont les différents éléments constitutifs du «système-livre». Bien évidemment, l’auteur fait partie du schéma, de même que les professionnels du livre et que leurs pratiques: l’accent a traditionnellement été mis sur le rôle des imprimeurs, quand les problématiques plus récentes insistent davantage sur la double question, du financement (les investisseurs ne sont pas toujours, loin de là, des «hommes du livre»), et de la diffusion (il faut par exemple considérer aussi le cas de l’accès au livre par le biais des bibliothèques). Bien entendu, les objets aussi –les livres– interviennent aussi, de même que le public des lecteurs et sa typologie (un domaine qui fait l’objet de nombre de travaux récents concerne, par ex., l’histoire du genre). Enfin, nous n’aurions garde de négliger les institutions elles-mêmes, ce dernier mot étant à prendre dans son acception anthropologique la plus large : on pourra par ex. penser
- aux instances de validation des textes (le Journal des savants et les autres titres orientés vers la bibliographie courante, ou encore les institutions de sociabilité du type des académies, sans oublier les maisons d'édition);
- au pratiques professionnelles qui permettent à la branche de la «librairie» de s'organiser et de fonctionner, pour des problèmes aussi importants que ceux de la formation professionnelle, du crédit, de la sociabilité, etc.;
- ou encore aux institutions d’ordre administratif, juridique ou autre, qui visent à encadrer et à réguler le fonctionnement de la «librairie» en tant que branche d’activités (la censure, les privilèges, etc.).
Nous étions devant un système compliqué, celui de la «chaîne du livre», mais nous passons désormais à un système complexe: entendons, à un système faisant intervenir un grand nombre d’acteurs et d’agents, entre lesquels les interactions multiples se développent dans le temps et à tous les niveaux...
NB- Attention! La conférence de l'EPHE initialement prévue le 30 avril prochain n'aura pas lieu, par suite de problèmes relatifs à la gestion administrative des salles.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire