Nous voici au cœur de l'Europe, autour de 1500.
La situation politique du Saint-Empire est très particulière, dans la mesure où il s’agit d’une manière de confédération de territoires soumis à des entités variées: des principautés, des villes libres, des institutions ecclésiastiques (abbayes ou autres), etc., le tout «coiffé» par une instance supérieure, celle de l’Empereur… lequel est à la fois un souverain théoriquement élu, mais aussi dans le même temps un prince territorial.
Hérité de l’époque carolingienne, le statut de l’Empereur est unique, en ce qu’il est la seconde «tête» de la chrétienté. En principe, le pape a le pouvoir spirituel (ce qui ne l’empêche pas d’être aussi un prince territorial) et l’empereur, le pouvoir temporel. Pour autant, dans une conjoncture générale combinant territorialisation (le pouvoir politique doit être assis sur un territoire déterminé) et modernisation des structures de l’État, la suprématie impériale est contestée non seulement à l’extérieur, mais aussi dans l’Empire même. L’Empereur cherche à mettre en place une administration plus unifiée, mais il se heurte souvent à l’opposition des «États» (Reichsstände) participant à la Diète (Reichstag) et comme tels constitutifs de l’Empire.
Cette problématique joue aussi dans le domaine du livre et de l’imprimé, lorsque les professionnels cherchent à obtenir des autorités les privilèges qui protégeront peu ou prou leurs investissements. Bien évidemment, ces privilèges n’ont de valeur que sur le territoire soumis à l’autorité qui les émet: d’où l’intérêt, dans une structure aussi dispersée que peut l’être l’Allemagne à la Renaissance (en même temps le premier producteur de livres en Europe), de faire appel à une autorité supérieure, celle de l’Empereur, dont certains actes s’appliquent partout à l’intérieur des frontières de l’Empire. Le privilège de librairie y daterait du tournant du XVe au XVIe siècle, avec celui accordé à la Sodalitas rhenana Celtica pour l’édition de Hroswitha von Gandersheim par Conrad Celtis à Nuremberg. Les privilèges impériaux se multiplient dans les premières décennies du XVIe siècles mais, si leur octroi fait partie des droits propres (Reservatrechte) de l’Empereur, les princes territoriaux, voire certains Magistrats urbains ne tardent pas à imiter celui-ci: ainsi, après l’évêque de Bamberg, du duc de Bavière, du duc et de l’électeur de Saxe, ou encore du Magistrat de Leipzig.
Le privilège est octroyé au libraire, à l’imprimeur ou à l’auteur. Or, l’édition du Nouveau Testament (Novum Instrumentum) par Érasme chez Johann Froben à Bâle en 1516 permet de revenir sur cette problématique. Deux exemplaires de l’ouvrage sont précisément présentés dans le cadre de la superbe exposition «Impressions premières» organisée par la Bibliothèque municipale de Lyon, tandis qu’un colloque passionnant tenu à la Sorbonne vient de lui être consacré.
Il est logique que Johann Froben, qui a donné l’édition, ait voulu protéger son investissement en prenant un privilège impérial: le grand libraire-imprimeur a mis des moyens considérables à la disposition d’Érasme pour réaliser la préparation du texte, et il a dû engager des sommes importantes tant pour la composition (les fontes latines, et surtout grecques) que pour le papier (les 1200 exemplaires auxquels aurait été tirée notre première édition). Rappelons en outre que Froben lui-même est sujet impérial: il est né vers 1460 dans la petite ville de Hammelburg, au nord de Wurtzbourg (sur les territoires de l’abbaye de Fulda). Il vient d’abord à Bâle comme étudiant, avant de s’y établir à demeure, et la ville elle-même de Bâle, ralliée à la Confédération des cantons suisses en 1501, restera pourtant formellement partie du Saint-Empire jusqu’aux traités de Westphalie (1648). Or, le libraire pense que l’essentiel de son marché est situé dans cette géographie.
Le privilège octroyé par Maximilien vaut pour quatre ans, et interdit aussi bien la publication d’éditions concurrentes à l’intérieur de l’Empire que l’importation d’éventuelles contrefaçons venant de l’étranger. Le privilège est mentionné au titre, dans un dispositif calqué sur celui de l'épigraphie romaine, mais le texte lui-même n’en est pas imprimé dans le volume. On remarquera que la deuxième édition bâloise (1519) ne porte plus de privilège impérial, mais qu’elle s’ouvre par la lettre de recommandation du pape Léon X. Il est au demeurant possible que la décision de Froben de donner une nouvelle édition du texte précisément en 1519 relève, certes, de la volonté d’y inclure les améliorations apportées par l’auteur et de barrer la concurrence, mais aussi du souci de se protéger alors même que le privilège impérial arrive à son terme…
Il y aurait encore bien des choses à dire sur l’édition de 1516, notamment sur sa «mise en livre», sur les éléments du paratexte et sur les rapports entre le texte principal (sur deux colonnes) et les Annotationes (le commentaire, qui se présente à longues lignes). Signalons que les richesses considérables conservées par la Bibliothèque de Lyon lui permettent précisément d'exposer deux exemplaires de cette édition en vis-à-vis, mettant ainsi en regard le texte et le commentaire correspondant... Nous pourrions aussi revenir sur les éditions successives du Nouveau Testament d'Érasme publiées jusqu’à la mort de celui-ci (1536), voire sur la réception de l’ouvrage, à travers notamment certaines particularités des exemplaires aujourd'hui conservés. Mais attendons, en l’occurrence, la publication prochaine des Actes du colloque Le Nouveau Testament d’Érasme: regards sur l’Europe des humanistes…
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