Mais alors, que dire de l’essor démographique remarquable qui accompagne le Reconquista, de la conquête du monde par les Ibériques, de la domination politique de l'Espagne sur l'Europe au XVIe siècle, des premiers développements de l'imprimerie dans la péninsule… et des impressionnantes séries d’innovations dans le domaine de la culture écrite et imprimée? Pensons au chantier de la premier Bible polyglotte, celle du cardinal Ximénès, pensons encore à la plus riche bibliothèque de la première moitié du XVIe siècle, celle de Fernand Colomb à Séville, pensons enfin au caractère très novateur de la nouvelle bibliothèque de l’Escurial, première grande bibliothèque occidentale où le système des anciens pupitres est abandonné au profit des armoires et des rayonnages muraux (cf cliché ci-dessous).
L’Espagne, une géographie du déclin, à tout le moins de la «décadence», pour reprendre une problématique chère au très regretté Pierre Chaunu? Une importante conférence tout récemment prononcée par Jean-Marie Le Gall à l’École normale supérieure permet de revenir sur le sujet.
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Ces remarques n’enlèvent rien à la pertinence des analyses de Max Weber, mais elles invitent à les contextualiser. Elles attirent surtout l'attention sur les effets de ce que nous avons désigné comme «l’impérialisme communicationnel» (cf note infra), autrement dit comme la domination d’un certain discours en fonction, certes, de ses contenus, mais en fonction aussi (surtout?) de l’économie de sa médiatisation.
Un exemple que l’on pourrait dire idéaltypique nous est donné à cet égard par la publication récente d’un ouvrage consacré à l’histoire du livre vue à travers cent livres exemplaires, ouvrage traduit et publié dans un certain nombre de pays –cette diffusion même va à l’appui de la thèse ici présentée. Même si le projet des «cent livres» est banal, il n’en reste pas moins intéressant, ne serait-ce que pour sa dimension pédagogique. Et nous resterons reconnaissants à ceux qui se proposent d’intégrer les perspectives de la mondialisation à une tradition historique toujours marquée par la prégnance de l’Occident, voire par les horizons nationaux. De même, il est très intéressant de sortir du sempiternel modèle des «chefs d’œuvre» de l’édition (d’Alde Manuce à Bodoni, et à d’autres), pour réintroduire des données sur les géographies de l'Afrique (l'Éthiopie, etc.), entre autres (encore cela supposerait-il de disposer de connaissances assez particulières en vue de commenter et de mettre en perspective ce type de documents…).
Mais nous regrettons la perspective fondamentalement anglo-saxonne qui est celle de l’ouvrage, et l’ignorance d’un certain nombre de réalités de l’histoire européenne –donc de l’histoire du livre. Donnons quelques exemples: le livre occidental moderne n’a pas (même implicitement) sa source en Extrême-Orient (l’idée relève, au mieux, d’une simplification abusive, et au pire, d’un contresens scientifique); les premiers typographes anglais, à commencer par Caxton, n’ont qu’un rôle très marginal dans l’économie globale du livre, et le fait reste d'actualité jusque dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Pour en revenir à l’Espagne, on imprime à Mexico dans la décennie 1530 et à Lima en 1584, quand la première presse n’est débarquée à Cambridge (Mass.) qu’en 1638 –soit un retard de plus d’un siècle, et cela d'abord pour des publications à caractère religieux. Nous pourrions multiplier les exemples a contrario, l'un des plus frappants étant l'absence quasi-totale de toute référence à la Réforme luthérienne, quand bien même le rôle de celle-ci dans l'économie du média est souligné de toutes parts.
Il est paradoxal de voir un livre pétri de bonnes intentions aboutir pourtant à renforcer des logiques de domination –pour ne rien dire des concessions à la mode, lesquelles supposeraient que nous leur consacrions un billet en propre. Nous tombons dans une certaine forme de partialité probablement née moins de l’ignorance que du poids des médias dominants et du politiquement correct. Si nous sommes aujourd’hui immergés dans un environnement mondialisé, la compréhension de cet environnement supposerait d'autant plus de prendre un certain nombre de précautions liminaires avant que de prétendre donner à son propos un quelconque travail de synthèse.
Roderick Cave, Sara Ayad, A History of the book in 100 books. Mankind’s 5000 years thirst for knowledge, London, Quarto Inc., 2014.
Frédéric Barbier, «L'impérialisme communicationnel: le commerce culturel des nations autour de la Méditerranée aux époques moderne et comtemporaine», postface de Des moulins à papier aux bibliothèques. Le livre dans la France méridionale et dans l'Europe méditerranéenne, Montpellier, Univ. de Montpellier III, 2003, 2 vol., ici t. II, p. 675-704.
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