Le nouveau numéro de La Revue de la BNU (2014 / 9 : ISSN 2109-2761) est réellement remarquable. Les historiens du livre, mais aussi les historiens des idées et ceux de la littérature, connaissent de longue ce genre bien particulier des notes de lecture, citations et autres exempla. Le voici ici actualisé, et de la plus belle manière. En effet, le pari fait par les responsables de ce beau cahier de 113 p. in quarto superbement illustré, a été celui d’illustrer la thématique du patrimoine des bibliothèques en choisissant, pour chaque lettre de l’alphabet, un objet spécifique qui serait reproduit et savamment commenté. La charmante introduction de Christophe Didier justifie un exercice assimilé au pot-pourri et construisant l'«alphabet d’une bibliothèque» qui nous est ainsi proposé:
«… Une sorte de pot-pourri reflétant aussi bien la diversité des préoccupations humaines que l’activité infatigable des lieux de savoir et de mémoire que sont les institutions gardiennes du patrimoine. Les anciens Romains désignaient sous le terme de satura (…) un plat garni de toute espèce de fruits ou de légumes, une sorte de macédoine, dont le sens figuré en est venu à désigner une forme poétique composée de mètres divers, employée par la suite à critiquer les mœurs et à prendre le sens qu’on lui connaît aujourd’hui [la satire]. Retenons (…) cette notion de la poésie qui naît de la diversité, voire du caractère hétéroclite des choses, et des objets triviaux dont l’assemblage fait naître une petite musique –ce qui est aussi, après tout, l’aventure sémantique du pot-pourri».
Il est difficile de ne pas ouvrir l’alphabet par… l’Alphabet, en l’occurrence L’Alphabet complet de Théophile Schuler (2e éd., Paris, Hetzel, 1878), où le «A» est illustré par les deux montants de l’échelle sur laquelle sont montées les fillettes pour jeter un coup d’œil inquisiteur derrière des persiennes rabattues. Nous voici devant une édition caractéristique du modèle de ce «livre pour la jeunesse» combinant éducation et récréation, et qui se développe dans la seconde moitié du XIXe siècle, mais nous voici aussi devant une édition très soignée et dont l’iconographie fait constamment référence au monde rural et au pays d’Alsace (avec par exemple les schlitteurs des Vosges).
«L’abécédaire de la Bibliothèque» se dévide ensuite, pour nous présenter, entre autres
de spectaculaires manuscrits, comme la Cité de Dieu traduite par Raoul de Presles, à la lettre «D[ieu]»), ou encore un manuscrit de Liszt illustrant le thème de la «V[ariante]».
des éditions des XVe et XVIe siècles, comme cette Biblia pauperum en livret «X[ylographique]», ou encore cette «M[élusine]» traduite en allemand par Thüring von Ringoltingen, dans un manuscrit contemporain, et dans des éditions imprimées strasbourgeoises des années 1481 à 1516).
de remarquables livres «modernes» (le Humboldt et Bonpland de Schoell en 1810 illustre la lettre «E[xpédition]»).
des imprimés contemporains aussi étonnants que ces collections d’images de propagande introduites par Goebbels pour accompagner la vente des paquets de cigarettes en Allemagne à partir de 1941 («N[icotine]»). Jérôme Schweitzer, qui présente ce dernier document, fait justement remarquer que
«l’emploi des vignettes vendues avec les paquets de cigarettes présentait l’avantage d’atteindre facilement un grand nombre de personnes, dans toutes les couches sociales, à moindres frais» (p. 45).
Il est inutile de passer en revue la théorie des lettres et de leurs illustrations, mais nous ne pouvons que souligner le soin apporté à donner un tableau tout à la fois plaisant, original et représentatif, dans sa variété, des richesses patrimoniales conservées par une grande bibliothèque au début du XXIe siècle. L'humour n'est pas absent, avec par exemple le «P» de «Patin à roulettes», que vient illustrer l'Histoire d'un gant de Max Klinger (cf cliché). Au chapitre de la recherche du document significatif, on notera de même que, en regard de la lettre «T» ouvrant le syntagme de «Thèse», nous ne trouvons pas la thèse soutenue par Goethe à Strasbourg en 1771, mais bien un exceptionnel exemplaire de la thèse de philologie soutenue en 1891 à Bonn par un jeune Sicilien, Luigi Pirandello, sur le patois de sa ville natale de Girgenti, l’antique Agrigente. Après avoir été renvoyé de l’université de Rome en 1889, Pirandello achève en effet son cursus d’études dans la petite ville rhénane, où il se morfond quelque peu loin du «Soleil» et de la «lumière», dans des «jours qui s’éteignent comme de continuels crépuscules…» (p. 67).
Terminons par deux remarques. La suite des vingt-six articles donnés dans cette livraison a été constituée à partir des «Trésors du mois », soit une série de présentations successivement publiées sur le site Internet de la BNU depuis 2011. Mais il suffit de feuilleter la Revue pour constater combien ce qui est ici offert est différent de la simple succession des rubriques d’un site informatique: la mise en perspective apportée est précisément caractéristique du média de l’imprimé (et du support du papier), là où l’Internet propose une juxtaposition davantage propice au simple butinage.
Pour autant, le glissement d’un média à l’autre se fait dans les deux sens: la Revue est aussi disponible sur Internet, tandis que l’offre numérique autorise le développement du genre nouveau de l’exposition virtuelle dont nous avons déjà dit tout le bien (par exemple ici). Au total, sur le fond comme sur la forme, ce bel «Abécédaire» est en lui-même une contribution précieuse à l’histoire du livre entendue au sens large.
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