Dernier ouvrage de Nietzsche, Ecce homo sort en 1908: il s’agit d’une édition posthume, puisque l'auteur a sombré dans la folie en 1888 et est décédé huit ans plus tard. La publication en est notamment organisée par sa sœur, Elisabeth Forster-Nietzsche. Ecce homo est un texte particulièrement frappant parce qu’il donne la mesure du désespoir du philosophe, passionné par la vérité mais qui éprouve le silence de plomb dans lequel toutes ses œuvres les plus chères sont tombées.
Stefan Zweig décrit avec une grande justesse la situation de celui qui, au terme de son parcours, a atteint à la «septième solitude»:
Il y a dans ses dernières œuvres comme de sourds gémissements de souffrance contenue, et des cris de colère démesurément ironiques (…). Lui, qui était indifférent, se met, dans son orgueil «exaspéré», à provoquer son temps, pour qu’enfin il réagisse (…). Et, pour le défier encore davantage, il raconte sa vie dans Ecce homo, avec un cynisme qui entrera dans l’histoire (…). Il a détruit tous les dieux, (…) il a détruit tous les autels; c’est pourquoi il se bâtit à lui-même son autel: l’Ecce homo, afin de se célébrer, afin de se fêter, lui que personne ne fête. Il entasse les pierres les plus colossales de la langue (…), il entonne avec enthousiasme son chant funèbre de l'ivresse et de l’exaltation (…). C’est tout d’abord une sorte de crépuscule (…); puis l’on entend vibrer un rire violent, méchant, fou, une gaîté de desperado qui vous brise l’âme: c’est le chant de l’Ecce homo (…). Puis, soudain, commence la danse, cette danse au-dessus de l’abîme –l’abîme de son propre anéantissement.
Paradoxe des paradoxes, c’est précisément alors même que Nietzsche disparaît au monde, que sa célébrité s’impose. Grâce à quelques intermédiaires, au premier rang desquels Brandès à Copenhague, mais aussi Strindberg et un certain nombre d’autres (dont Daniel Halévy en France), sa pensée devient mieux connue, et son œuvre éditée et diffusée de plus en plus largement. En tant que penseur de la modernité et en tant que, ironie suprême, auteur devenu à la mode, Nietzsche va notamment intéresser une maison moderne par excellence, les Edition de l’île, Inselverlag, à Leipzig.
L’Inselverlag, dont la genèse nous est aussi rapportée par Zweig dans ses Souvenirs d’un Européen, a été fondée à partir de 1899 par un groupe d’amateurs et d’esthètes fortunés qui voulaient échapper à la logique de la médiocrité, voire du mauvais goût, d’une production éditoriale de masse –la métaphore de l’ «île» est bien sûr directement signifiante:
On accueillerait les choses les plus subtiles et les moins accessibles. Ne publier que des œuvres où s'attestait la plus pure volonté d'art sous une forme impeccable, telle était la devise de cette maison d'édition très exclusive (…).Tout, même les détails infimes, avait l'ambition d'être exemplaire.
Nous sommes bien aux antipodes du primat donné à la demande... Le catalogue édité pour la foire de Pâques 1910 recense un fonds de 317 titres présentés par ordre alphabétique –dont Zarathustra et Ecce homo (Die Veröffentlichungen des Inselverlages, 1899-1909, Leipzig, Inselverlag, 1910). La plupart des titres sont proposés à 4 Marks, 5 Marks avec une demi-reliure de parchemin (Halbpergament). Les titres sont souvent imprimés par Breitkopf u. Härtel, mais aussi par Richter, tous deux dans la capitale allemande du livre, Leipzig.
Surtout, l’Insel fait appel, pour ses publications, aux stars de l’art contemporain (le Jugendstil, alias l'Art nouveau). La marque typographique est dessinée par l'architecte Peter Behrens, et représente un navire voguant toutes voiles dehors, comme un symbole de liberté. Pour Ecce homo, la couverture et la double page de titre sont réalisées d’après une maquette de Van de Velde (au colophon: Titel, Einband und Ornamente zeichnete Henry van de Velde): une demi-reliure de parchemin, les plats de papier gris, le motif du titre doré en tête du plat supérieur. Le dos est lisse, et porte le motif du titre doré en tête, tandis que la tranche de tête est également dorée.
La double page de titre, marron et ivoire, est imposante par son décor d’entrelacs symétriques, labyrinthiens, que relie un motif charnière. Les lettres ont un tracé discontinu et anguleux contrastant avec les caractères arrondis et liés du titre sur la reliure... (Bruxelles, 1993, p. 69).
Les trois éditions de Nietzsche réalisées par l’Inselvelag, Also sprach Zarathustra, Ecce homo (les deux titres en 1908) et Dionysos Dithyramben (1914), décorées par Henry van de Velde, appartiennent aujourd’hui au petit groupe des premières éditions de l'Île parmi les plus recherchées (Sarkowski, p. 131).
D’une certaine manière, l’Inselverlag industrialise pourtant la bibliophilie, même s'il s'agit d'une bibliophilie moderne de très haute tenue: le tirage de Ecce homo est de 1250 exemplaires numérotés, dont 150 sur japon. De sorte que, malgré la qualité esthétique de l’ensemble, un bibliophile de vieille souche pourra se plaindre:
Löwenberg était un véritable bibliophile comme on en faisait autrefois. Il n'aurait trouvé aucun plaisir aux impressions récentes, et aux fac-similés de manuscrits. Il aurait détesté les éditions numérotées de 1200 exemplaires… (Deutscher Bibliophilen Kalender für das Jahr 1913, p. 38-39).
Maison de Nietzsche à Sils Maria.
Nietzsche Friedrich, Ecce homo, 1ère éd., Leipzig, [Friedrich Richter, pour] Insel Verlag, [1908], 154 p., 4°. 1ère édition. Contient le texte de Ecce homo, suivi d'une postface de l’éditeur scientifique (Nachwort des Herausgebers), Raoul Richter, p. 131-154.
Stefan Zweig, Le Combat avec le démon, trad. fr., Paris, Belfond, 1983, p. 270-271 (titre original alld Der Kampf mit dem Dämon).
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