mercredi 30 janvier 2013

Aux origines de la théorie de l'indo-européen?

Voici un livre qui nous fera voyager sur des routes auxquelles nous ne nous serions pas attendus –les Pays-Bas, certes, et Leyde, mais moins la Perse mentionnée par le titre, que les caravelles portugaises sur la route des Indes orientales, et le nouvel empire de la dynastie mogole à Dehli. Il s’agit de:
Historia Christi persice conscripta [Dāstān-i Masīḥ], simulque multis modis contaminata, a P. Hieronymo Xavier [Jeronimo Javier], Soc. Jesu latine reddita & Animadversionibis notata a Ludovico de Dieu [Lodewijk de Dieu], Lugduni Batavorum [Leyde], Ex Officina Elzeviriana, 1639, [24-]636-[4] p., 4°. Titre impr. en rouge et noir.
Réf. : Willems, 490.
L’Iran est trop souvent cité par une actualité immédiate et pas toujours positive, pour ne pas revenir sur la très riche tradition historique de ce pays. De la Mésopotamie à l’Indus, royaumes et dominations se succèdent après la dislocation très rapide de l’empire d’Alexandre: ce sont notamment les Parthes, qui écraseront les légions de Crassus, et dont le royaume marquera longtemps les bornes de la domination romaine. L’empire des Perses sassanides reste l’adversaire le plus puissant de Rome au IIIe siècle de notre ère.
C’est peu de dire que nous sommes ici dans un creuset sur les plans religieux et intellectuel: les Perses tiennent une partie de la route de la soie, ils connaissent les cultures grecque et arménienne à l’ouest, mais ils sont aussi en contact direct avec les cultures nomades des steppes, et avec celles des royaumes indiens. La religion d’État est celle de Zarathoustra au IIIe siècle, mais d’autres doctrines circulent aussi, tandis que l’Asie mineure, la Syrie et une partie de la Mésopotamie sont christianisées.
Au VIIe siècle, la Perse est conquise par les Arabes, jusqu’à l’Asie centrale (Boukhara et Samarcande) et à l’Indus. Bientôt pourtant, ce sera la dislocation de l’empire arabe et la formation d’ensembles pratiquement indépendants. L’empire persan chiite des Safawides s’organise au tournant du XVIe siècle, et il se poursuivra jusque dans les premières décennies du XVIIIe siècle. Pour autant, la connaissance de la tradition littéraire perse, puis arabo-persane, se fera aussi par des biais indirects, et notamment par l’Inde.
Alors que les Portugais étendent leur commerce à partir des échelles de Cochin, de Calicut et de Goa, nous sommes en Inde du Nord au XVIe siècle, à l’époque du premier empire mogol, organisé autour de Dehli. Les missionnaires occidentaux arrivent dans le sillage des explorateurs et des marchands: Ignace de Loyola lui-même envoie son fils, François Xavier, à Goa en 1542. Celui-ci y prend la responsabilité du collège Saint-Paul, mais il conduit aussi une activité missionnaire qui l’amènera jusqu’au Japon et en Chine.
La seconde moitié du XVIe siècle est pratiquement toute placée sous le règne de Jalaluddin Muhammad Akbar à Dehli (1556-1605): l’empereur est un politique très habile, et un esprit curieux, qui favorise la tolérance, voire le syncrétisme. On sait que la pratique des jésuites était de convertir les souverains et autres grands personnages, de manière à favoriser l’évangélisation: plusieurs missions sont dépêchées de Goa à la cour de Dehli, où elles trouvent bon accueil, mais où les préférences de l’empereur expliquent leur échec final. Parallèlement, les jésuites mènent des enquêtes scientifiques, dans les domaines de la géographie et de l’histoire, mais aussi de la philologie, voire de l’histoire naturelle (cf un exemple sur le Japon).
Arrière petit-neveu d’Ignace de Loyola, Jeronimo Javier appartient donc lui aussi à la noblesse de Navarre. Après ses études à Alcalá, il est reçu dans la Compagnie en 1568: sa carrière se déroulera en Inde, notamment à Goa et à Cochin, et comme missionnaire à la cour mogole (1595). Si l’empereur autorise la fondation de collèges dans le nord (Agra, Lahore), il demande aussi au savant jésuite de lui fournir une vie du Christ en persan, pour laquelle celui-ci réunit un certain nombre de sources originales. Ce travail est achevé en 1617 (cf. p. 536).
C’est ce texte qui parvient sous les yeux des savants orientalistes de Leyde. Nous n’avons pas à revenir ici sur l’histoire de la philologie dans la nouvelle université, où elle est illustrée au début du XVIIe siècle par l’enseignement de Thomas Van Erpe (Erpenius, † 1624), puis de son successeur Jacob Van Gool (Golius). Parmi les jeunes gens travaillant ou séjournant alors à Leyde, on trouve Johann Elichmann († 1639), médecin de formation, mais qui jouera un rôle clé dans les premiers développements de la linguistique comparée en théorisant le rapprochement entre l’allemand et le persan: ce sera la théorie faisant du scythe la matrice des différentes langues postérieures, théorie d’où naîtra l’étude de l’indo-européen.
Élève de Van Gool, Elichmann est un linguiste de première force, qui connaissait seize langues et qui s’était constitué une bibliothèque remarquable. Van Gool possédait un manuscrit donnant le texte d’une Histoire du Christ en perse, qu'il remet à Elichmann: celui-ci le prête à son ami Louis de Dieu (1590-1642), qu’il aide en outre pour le travail d’édition et de traduction en latin. L’édition imprimée donnée par les Elzevier à Leyde en 1639 est dédiée par Louis de Dieu au Sénat de Flessingue (Vlissingen). Elle présente les textes arabo-persan et latin alternativement en regard l’un de l’autre. Le texte principal est suivi par des observations critiques (Animadversiones) et par la table des matières.
Nombre d’exemplaires conservés sont par ailleurs constitués en recueil, dans lesquels on trouve à la fin l’Histoire de saint Pierre en perse, également traduite en latin par Louis de Dieu, puis des Observations sur ce texte, et enfin un rapport sur les activités des jésuites à la cour du Grand Mogol.
Rappelons que Van Erpe avait favorisé la typographie arabe non seulement en faisant graver et fondre des caractères dans cette écriture, mais en installant une imprimerie dans sa propre maison. Ce sont apparemment ces caractères qui seraient repris par les Elzevier (Balagna, p. 65), et que nous retrouvons donc dans notre édition.

Josée Balagna, L’Imprimerie arabe en Occident (XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles), Paris, Maisonneuve et Larose, 1984.
Voir aussi: L'Europe des humanistes (Paris, CNRS Éd., 2003), aux différents noms cités. Stad van boeken. Handschrift en druk in Leiden, 1260-2000, Leiden, 2008. La bibliothèque de Elichmann a fait l'objet d'un catalogue de vente bientôt célèbre et considéré comme un usuel par les spécialistes: Catalogus variorum (...) librorum (...) D. Johannis Elichmanni (...) qui vendentur in ædibus Francisci Haccki..., Amsterdam, J. Jansonius, 1640.

Note. Notre savant collègue et ami Monsieur Otto Lankhorst nous écrit aujourd'hui (31 janvier) de Nimègue: 
Je trouve dans (...) Jesuit books in the Low countries 1540-1773. A selection from the Maurits Sabbe Library (Leuven 2009) p. 96-99 une description du livre (...). Je cite, pp. 96-97: “Xavier presented his book, Mir’atu ‘l-quds ya’ni dastan-i h azrat-i ‘isa (“The Mirror of Holiness, i.e., the Life of the Lord Jesus”) to Akbar, having accomplished it in 1602. Besides an anthology of gospel texts covering the infancy, miracles, death and Resurrection of Jesus Christ, the work exhibits a few popular legends. The treatise, originally written in Portugese, was translated with the collaboration of a native speaker. Seventeen extant  manuscripts testify to the popularity the work enjoyed at the Mogul court. The Dutch Protestant Lodewijk (Louis, Ludovicus) de Dieu, having been able to lay hands on one of these manuscripts in 1635, decided to publish an edition of the Persian text, with interfacing Latin translation and annotations”.

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