On sait la théorie de Max Weber: dans une logique de gratuité de la Grâce (la Grâce de Dieu est accordée selon des critères qui nous échappent), la perfection de l’œuvre accomplie témoigne pourtant de la reconnaissance du parcours de chacun.
Mais nous voici dans la Haute École (Hochschule), future université, fondée par Jakob Sturm (1489-1553) à Strasbourg en 1538. La ville est passée à la Réforme, et la bibliothèque sera essentiellement décorée par trois ordres de portraits et de bustes. Ce sont, d’abord, ceux que nous appellerons les «héros universels» de l’humanité, comme Gutenberg, en tant que l’inventeur de l’imprimerie, Luther, en tant qu’initiateur de la Réforme, et Kepler, en tant qu’inventeur (ou l’un des inventeurs) de la scientificité moderne. Viennent ensuite les héros de l’institution, la Haute École, où sont formées les élites dirigeantes de la ville: et c’est, par exemple, la figure d’un Johann Schoepflin, savant et enseignant reconnu, qui lègue à collectivité ses propres collections, dont sa bibliothèque. Enfin, ce sont héros de la collectivité (la république urbaine de Strasbourg), dont le souvenir est commémoré à travers les portraits d’un certain nombre de ses responsables, à commencer par le fondateur de la Haute École et rénovateur du système scolaire dans la première moitié du XVIe siècle, Sturm lui-même.
Nous sommes devant un processus de métamorphose, par lequel la «personne représentée» se trouvera immortalisée de différentes manières à la bibliothèque. Nous venons d’évoquer les portraits et les bustes, mais ce sont aussi les écrits commémoratifs conservés dans les collections: dès le début du XVIe siècle, la Vie de Geiler de Kaysersberg, l’ancien prédicateur de la cathédrale de Strasbourg, est publiée par Beatus Rhenanus à la suite de l’édition de sa Navicula, et elle figurera bien évidemment à la bibliothèque. Les discours funèbres et leur publication sont à inscrire dans la même perspective, de même que les cérémonies commémoratives, qui elles aussi donnent fréquemment lieu à une publication.
Portrait de Kepler |
Enfin, pour ne pas quitter Strasbourg, la figure du héros sera immortalisée à travers l’érection d’un tombeau au sein de l’église Saint-Thomas, véritable cathédrale en même temps que nécropole de la Réforme –et de la République– strasbourgeoises.
Terminons en observant que l’éthique religieuse n’est pas seule à devoir être convoquée s’agissant de la causalité des commémoration. Il faudrait bien sûr aussi faire appel, plus prosaïquement, à la sociologie des organisations. En reconnaissant la réussite exemplaire d’un parcours individuel, l’institution concernée démontre sa propre pertinence, selon une logique que la Nation elle-même mettra en évidence lorsqu’elle inscrira au fronton du Panthéon la formule lapidaire portée en caractères romains: «AUX GRANDS HOMMES, LA PATRIE RECONNAISSANTE». De fait, comme l’expose Max Weber et comme l’exemple de Strasbourg l’illustre de manière idéaltypique, la sociologie s’articule très vite avec la politique, et avec l’action politique.
Bibliothèques, Strasbourg, origines-XXIe siècle, dir. Frédéric Barbier, Paris, Éditions des Cendres ; Strasbourg, Bibliothèque nationale et universitaire, 2015. Louis Schneegans, L’Église de Saint-Thomas à Strasbourg et ses monuments. Essai historique et descriptif, Strasbourg, impr. de Gottlob Louis Schuler, 1842. Jean Arbogast, Épitaphes et monuments funéraires. Église Saint-Thomas de Strasbourg, Strasbourg, Éditions du Signe, 2013.