dimanche 31 janvier 2016

Au début du XVIe siècle: la révolte, les clercs et le "commun"

Nous évoquions il y a quelques jours la figure des grandes dynasties de financiers dans l’Europe des années 1500, à travers l’exemple des Fugger. Mais nous rencontrons, à la même époque, des Fugger «au petit pied», comme les Volland à Grüningen (auj. Markgröningen), dans le Wurtemberg. Ce sont, eux aussi, des négociants, mais ils sont formés à l’université, et ils occupent les postes de responsabilité tant dans leur ville de résidence que dans l’administration du duché. Au début du XVIe siècle, les Volland constitueraient la plus riche famille du Wurtemberg.
Le cœur du duché de Wurtemberg, autour de la vallée du Neckar. Nous avons souligné la localisation des trois villes dont il est question dans le billet.
Mais laissons pour aujourd’hui cette approche, pour nous pencher sur une problématique qui lui est étroitement liée, à savoir celle des révoltes et autres processus «révolutionnaires» à l’aube de la Réforme. Le Wurtemberg est touché, entre 1514 et 1516, par une série de révoltes très graves, généralement désignées sous le terme de «révoltes du Pauvre Conrad» –entendons, des paysans sans fortune, qui sont poussés à se soulever par leurs conditions de vie de plus en plus difficiles. Le Pauvre Conrad, c’est l’homme du commun, et la «révolte des paysans» désigne la révolte de la majorité de la population contre ceux qui accaparent l’essentiel de la richesse et des positions lucratives.
Pourtant, l’homme du commun n’y occupe par le premier rôle: bien au contraire. Comme nous l'enseignent les théories de la révolte et de la révolution (Crane Brinton), ce sont les clercs, ceux qui sont formés aux instruments intellectuels nouveaux, qui prennent la tête de mouvements que l’on considèrerait comme a priori spontanés.
Une figure emblématique est celle de Reinhard Geisser. Il est né à Fellbach, non loin de Stuttgart, vers 1474, dans une famille qui était à coup sûr assez privilégiée. Nous le retrouvons en effet comme étudiant à la faculté des Arts de Tübingen en 1490, et comme magister artium trois ans plus tard. Il s’oriente alors vers un cursus de théologie, qui le conduira au doctorat en 1504. Le voici professeur à Tübingen, et doyen de la faculté.
Tübingen est une faculté certes récente (1477), mais que l’on pourrait dire «progressiste», où nous rencontrons aussi bien Gabriel Biel que Conrad Summenhart, et où Mélanchton viendra bientôt. C'est probablement sous cette influence que Geisser va quitter l’université, pour réintégrer la vie du siècle, et cela précisément à Grüningen: en 1513, il prend dans cette ville le poste de doyen de l’église Saint-Barthélemy.
Il est difficile de penser que le choix de Grüningen est dû au seul hasard, et on a bien évidemment l’idée que Geisser a voulu, ici, frapper un grand coup en s’opposant directement à l'establishment. Il s’élève bientôt contre la répartition inégale des richesses, attaquant même le prévôt, Philipp Volland, du haut de sa chaire (7 mai 1514). La ville se soulève, et  la révolte du «commun» se propage rapidement à travers le duché. Geisser, homme de l’écrit, organise la concertation des agitateurs, par des réunions secrètes et des messages portés par pigeons voyageurs...
Wer wissen wöll wie die Sach stand, Mainz, Johann Schöffer, 1514 (VD16, W 1964). On notera la présence de l’illustration de tête, avec la représentation de la fourche à fumier (Mistgabel), qui peut aussi servir d'arme (exemplaire de la Staatsbib. de Berlin).
Nous sommes dans une logique révolutionnaire, qui ne vise à rien moins qu’à mettre en œuvre des principes universels (l’égalité…), à défendre ceux qui se trouvent menacés, et à proposer les grandes lignes d’une reconstruction fondatrice d’un nouveau système socio-politique. L’épilogue est connu: le duc Ulrich, fin politique, joue la montre, et convoque une diète provinciale (Landtag) en juin à Stuttgart, puis à Tübingen. Tandis que les paysans sont écartés de la discussion, l’accord passé le 8 juillet à Tübingen consacre l’alliance du prince, dont les dettes seront très largement remboursées, et des privilégiés, en vue du rétablissement de l’ordre.
Le duc, qui a désormais les moyens nécessaires à la réunion d’une petite armée, est dès lors en mesure de réprimer par la force la révolte du Pauvre Conrad: c’est le temps de l’expulsion de la majorité hors du champ politique –elle n’aura plus son mot à dire sur les affaires du duché. Quant à Geisser, il doit un temps s’exiler –mais nous ne savons pas où il passe les dernières années de sa vie.
Que conclure? Les paysans sont, en effet, poussés à la révolte par une succession de mauvaises récoltes, par la tension démographique plus sensible, par une forme de réaction nobiliaire, par les efforts aussi qui sont ceux des privilégiés en vue de les maintenir en dehors du groupe dirigeant. Mais le rôle du Pauvre Conrad, tout comme celui des paysans de 1524, est  plus ambigu qu'il n'y paraît. Dans les petites villes du Wurtemberg, et à Grüningen en particulier, existe un réseau d’écoles latines (Lateinschule), qui correspondent à une forme d’enseignement primaire, et qui expliquent qu’une partie non négligeable de la population urbaine soit alors passée du côté de l'alphabétisation.
Or, les artisans interviennent en nombre dans le mouvement de protestation, dont la tête est désormais prise par des clercs. Comme pour Geisser, la formation universitaire leur a ouvert des possibilités d’ascension sociale, mais ils se sont aussi rendu compte de ce que la cité de Dieu telle qu’ils pouvaient la rêver ne correspondait pas nécessairement à ce qu’ils avaient sous les yeux. La formule de Guy Rocher serait, mutatis mutandis, en partie applicable au problème des troubles des premières décennies du XVIe siècle, et de l'émergence de la Réforme:
On observe, dans toutes les sociétés pré-révolutionnaires, un changement d'allégeance de la part des intellectuels [entendons: de certains intellectuels], qui deviennent les plus dangereux opposants de l'autorité [et] de la classe dominante et possédante.
Quelques années à peine plus tard, et un autre ecclésiastique, membre de l’ordre des Augustins devenu professeur à la nouvelle université de Wittenberg, affichera sur les portes de l’église de cette ville les 95 thèses, prodrome de la Réforme. Quelques années encore, et la Guerre des paysans (Bauernkrieg), à nouveau en Allemagne du sud-ouest, illustrera de manière paradigmatique le hiatus désormais béant, entre les conceptions du théologien et les revendications à caractère socio-politique, visant à instituer la cité de Dieu dans notre monde terrestre.
NB- Signalons que Grüningen est aussi la ville d'origine du grand imprimeur strasbourgeois Johann Reinhard dit Grüninger, lequel aurait précisément reçu sa première formation à l'école latine de sa ville natale.  

jeudi 28 janvier 2016

Conférence d'histoire du livre

École pratique des hautes études, IVe section
Conférence d'histoire et civilisation du livre


Lundi 1er février 2016

16h-18h
Les principales ressources numériques mobilisables
pour l'histoire du livre aux XVe et XVIe siècles
par
Monsieur István Monok,
professeur d'histoire du livre à l'Université de Szeged,
directeur général des Bibliothèques et des Archives
de l'Académie des sciences de Hongrie

(© SHMC)
Nota: La conférence régulière d'Histoire et civilisation du livre a lieu tous les lundis à l'École pratique des hautes études, de 16h à 18h. (190 avenue de France, 75013 Paris, 1er étage, salle 114). Le secrétariat de la IVe Section se situe dans les mêmes locaux.
 
Accès les plus proches (250 m à pied)
Métro: ligne 6 (Nation-Pte Dauphine), station Quai de la Gare.
Bus 89, arrêt Quai de la Gare (cette ligne dessert notamment la Gare Montparnasse, puis elle passe rue de Rennes et place du Luxembourg).
Accès un petit peu plus éloignés: Métro: ligne 14, station Bibliothèque François Mitterrand. RER ligne C, station Bibliothèque François Mitterrand. Bus: 62 et 64 (arrêt Bibliothèque François Mitterrand Avenue de France) et 64.


Calendrier des conférences (attention: les sujets à jour des conférences et les éventuelles modifications sont régulièrement annoncés sur le blog. N'oubliez pas, comme disent les informaticiens, de «rafraîchir» la page du calendrier quand vous la consultez).

samedi 23 janvier 2016

Des hommes nouveaux pour une nouvelle économie des médias et de l'information

Quelques familles de la Renaissance ont laissé un nom dans l’histoire de l’Europe, qui n’appartiennent pas aux dynasties souveraines, mais bien aux milieux d'affaires. On pensera moins aux Médicis, qui seront les maîtres de Florence et qui feront plusieurs mariages royaux, qu'aux Fugger d’Augsbourg. Ceux-ci se révèlent être des personnalités tout à fait conscientes de la nouvelle économie des médias dans laquelle l’Europe est entrée depuis le dernier quart du XVe siècle.
Trachtenbüchlein de Matthäus Schwarz: Jakob Fugger au travail
L’ancêtre, Hans Fugger, vient s’établir à Augsbourg en 1367, où il délaisse peu à peu les activités liées au tissage pour s’orienter vers le grand négoce et la banque. L’un de ses descendants, Jakob l’Ancien (der Ältere) est à l’origine de la gloire des Fugger: après sa mort (1469), les affaires sont reprises par trois de ses fils, Ulrich († 1510), directeur général à Augsbourg, Georg († 1506), chargé de la succursale de Nuremberg, et Jakob († 1525), auquel est confié le domaine des affaires internationales. Ce dernier sera plus tard surnommé «le Riche» (der Reiche).
La tradition veut que, dans ses familles de grands négociants fortunés, les fils fassent d’abord un apprentissage pratique des affaires: le jeune Jakob vient notamment à Venise, où il est initié à la comptabilité en parties doubles. Il va asseoir sa fortune sur une maîtrise accomplie de toutes sortes de techniques liées à l’écrit: une correspondance d’affaires écrasante lui assure la maîtrise de l’information, c’est à dire la clé de la réussite dans des opérations liées aux différences des cours d’une place à l’autre, mais aussi aux rapports de forces et aux besoins des princes et des souverains. Le célèbre «Livre des costumes» (Trachtenbüchlein) de son secrétaire Matthäus Schwarz illustre parfaitement ce qui fait la fortune du magnat.
Dans la «Chambre d’or» du Palais Fugger d'Augsbourg (die goldene Schreibstube), le jeune secrétaire et comptable principal et son maître sont réunis pour travailler. Il s’agit de dépouiller la correspondance, et de reporter les mouvements de valeurs dans le Grand livre que Schwarz a sous les yeux: les lettres dépouillées sont jetées sous la table, tandis que, autre nouveauté de la comptabilité bientôt adoptée par Jakob Fugger, le Grand livre fait apparaître les comptes ouverts aux différents correspondants. En arrière, un «meuble de notaire», dont les tiroirs abritent les pièces relatives aux affaires conduites avec un certain nombre de villes principales, Rome, Venise, Ofen (Buda) et Cracovie d’abord, puis Milan Innsbruck, Nuremberg, Antorff (Anvers) et Lisbonne. La fortune des Fugger est bâtie sur la construction d'un réseau enserrant les principales places européennes d'affaires, et dont le cœur se situe dans la petite pièce de leur palais d'Augsbourg.
Arrêtons-nous sur un second point, également caractéristique de la modernité: toujours savoir s’entourer des meilleures garanties, et surtout des collaborateurs les mieux formés. On remarque ainsi, dans notre liste de villes, les noms d’Innsbruck, de Buda(pest) et de Cracovie. Nous sommes là devant un autre complexe majeur sur lequel se déploie la fortune familiale, celui des mines et des opérations sur les métaux –un secteur dans lequel l'innovation technique joue un rôle fondamental autour de 1500 au et XVIe siècle. Or, à la fin du XVe siècle, les trois frères commencent à prêter des sommes de plus en plus considérables à l’archiduc Sigismond de Tyrol, sommes pour lesquelles ils reçoivent des remboursements sous forme de livraisons d’argent produit par les mines de Tyrol autour d'Innsbruck.
Puis, en 1494, c’est le lancement des grandes opérations sur les «affaires de Hongrie», dans lesquelles les frères Fugger sont représentés par un correspondant de Breslau, Kilian Auer: il s’agit notamment de reprendre les mines de Neusohl, et surtout de s’attacher les services d’un technicien de haut vol, en la personne de l’ingénieur Hans Thurzo et de son fils Georg. En quelques années, ils mettent en place trois usines de retraitement du minerai, à Hohenkirchen (Thuringe), à Neusohl (Bistritz) et à Fuggerau (près de Villach), assurant une production de cuivre et d’argent écoulée à Cracovie, à Nuremberg et à Venise. Les bénéfices sont énormes: plus de 2 millions de florins entre 1494 et 1526…
Le fait de pouvoir s’assurer les services des techniciens les plus compétents, et de les associer aux affaires, se révèle être un facteur absolument décisif. La réussite des opérations réside dans la qualité de l’information (y compris dans le domaine politique), et dans l'efficacité de leur traitement. Jakob Fugger traite avec les plus grands personnages de son temps, à commencer par l’empereur Maximilien, et par son successeur Charles Quint. Lorsque Dürer assiste à la diète d’Augsbourg, en 1518, le vieux banquier lui commande son portrait: un portrait étonnant par la simplicité de celui qui est alors l’homme le plus riche d’Europe, mais qui est assuré que sa fortune vient de ses seules compétences, et qui ne ressent pas le besoin d’un quelconque apparat pour porter témoignage de sa réussite. On notera d'ailleurs, sur le portrait ci-dessus, la différence de mise entre le jeune et élégant secrétaire, et le richissime banquier, dont la mise est beaucoup plus simple avec sa confortable robe d'intérieur...
Les Chroniques de Nuremberg dans l'exemplaire de l'auteur, acquis par Fugger avec l'ensemble de la bibliothèque de Hartmann Schedel (© Bayerische Staatsbibliothek, Munich)
L’intérêt pour les curiosités artistiques et intellectuelles ressort chez le neveu de Jakob, Raymund Fugger (1489-1535), le fils de son frère Georg: Jakob l’envoie notamment à Cracovie, où il épousera Katharina Thurzó et d’où il dirigera l’ensemble des affaires liées aux métaux en Hongrie. Mais Raymund se consacre beaucoup au domaine des beaux arts et de l’humanisme, il connaît Érasme, Beatus Rhenanus et Mélanchton, et il se constitue une bibliothèque célèbre. Son fils Johann Jakob (1516-1575) poursuit dans cette voie: son bibliothécaire est l’helléniste Hieronymus Wolf, il acquiert en 1552 toute la bibliothèque de l’humaniste nurembergeois Hartmann Schedel, mais les difficultés financées nées des banqueroutes successives de Philippe II l’obligeront en 1571 à liquider sa collection de plus de 10 000 volumes au profit du duc Albrecht V de Bavière.
L’ensemble, qui a constitué la base de la Bibliothèque royale de Bavière, est aujourd’hui toujours conservé à Munich. Signalons que d’autres branches de la famille constituent alors aussi des bibliothèques de plusieurs milliers de volumes.

mercredi 20 janvier 2016

Conférences d'histoire du livre

École pratique des hautes études, IVe section
Conférence d'histoire et civilisation du livre


Lundi 25 janvier 2016
14h-16h
Les livres du "pays latin":
collèges et librairie  au XVIIIe siècle (1)
par
Madame Emmanuelle Chapron,
chargée de conférences à l’EPHE,
maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille,
membre de l’Institut universitaire de France (junior)

16h-18h
Histoire des corporations du livre (1)
par
Monsieur Jean-Dominique Mellot,
conservateur général à la Bibliothèque nationale de France,
chef du service de l'Inventaire rétrospectif
 

Nota: La conférence régulière d'Histoire et civilisation du livre a lieu tous les lundis à l'École pratique des hautes études, de 16h à 18h. (190 avenue de France, 75013 Paris, 1er étage).
 
Accès les plus proches (250 m à pied)
Métro: ligne 6 (Nation-Pte Dauphine), station Quai de la Gare.
Bus 89, arrêt Quai de la Gare (cette ligne dessert notamment la Gare Montparnasse, puis elle passe rue de Rennes et place du Luxembourg).
Accès un petit peu plus éloignés: Métro: ligne 14, station Bibliothèque François Mitterrand. RER ligne C, station Bibliothèque François Mitterrand. Bus: 62 et 64 (arrêt Bibliothèque François Mitterrand Avenue de France) et 64.


Calendrier des conférences (attention: les sujets à jour des conférences et les éventuelles modifications sont régulièrement annoncés sur le blog. N'oubliez pas, comme disent les informaticiens, de «rafraîchir» la page du calendrier quand vous la consultez).

dimanche 17 janvier 2016

Conférence d'histoire du livre

École pratique des hautes études, IVe section
Conférence d'histoire et civilisation du livre


Lundi 1er février 2016

16h-18h
Les principales ressources numériques mobilisables
pour l'histoire du livre des XVe et XVIe siècles
par
Monsieur István Monok,
professeur à l'Université de Szeged,
directeur général des Bibliothèques et des Archives
de l'Académie des sciences de Hongrie

En clin d'œil: sur un vase grec du Ve siècle av. J.-C., le professeur travaille avec son ordinateur portable



Nota: La conférence régulière d'Histoire et civilisation du livre a lieu tous les lundis à l'École pratique des hautes études, de 16h à 18h. (190 avenue de France, 75013 Paris, 1er étage).
 
Accès les plus proches (250 m à pied)
Métro: ligne 6 (Nation-Pte Dauphine), station Quai de la Gare.
Bus 89, arrêt Quai de la Gare (cette ligne dessert notamment la Gare Montparnasse, puis elle passe rue de Rennes et place du Luxembourg).
Accès un petit peu plus éloignés: Métro: ligne 14, station Bibliothèque François Mitterrand. RER ligne C, station Bibliothèque François Mitterrand. Bus: 62 et 64 (arrêt Bibliothèque François Mitterrand Avenue de France) et 64.


Calendrier des conférences (attention: les sujets à jour des conférences et les éventuelles modifications sont régulièrement annoncés sur le blog. N'oubliez pas, comme disent les informaticiens, de «rafraîchir» la page du calendrier quand vous la consultez).

jeudi 14 janvier 2016

L'économie des Indulgences

Les Indulgences… Le terme est très généralement connu, mais que désigne-t-il exactement, et dans quelle mesure les Indulgences intéressent-elles l’historien du livre, notamment aux XVe et XVIe siècles?
Les Indulgences relèvent à la fois du droit canon (le statut et le rôle de l’Église) et de l’opération financière: il s’agit d’obtenir, grâce à l’action de l’Église dispensatrice de la rédemption, une rémission des peines dues pour les péchés dont on se repend. Elles se présentent sous la forme de documents écrits ou imprimés émanant des autorités ecclésiastiques dispensatrices, documents que l’on vendra aux fidèles moyennant un certain prix. Le schéma le plus courant est celui dans lequel une Église cherche à attirer les fidèles, mieux encore, les pèlerins, en obtenant l’autorisation de distribuer des Indulgences attachées à la visite de son sanctuaire (où l’on conserve, par exemple, des reliques particulièrement précieuses, etc.).
Les Indulgences s’obtiennent à Rome: les prélats intercéderont auprès de la Curie pour obtenir l’autorisation d’émettre les Indulgences qu’ils souhaitent pouvoir distribuer. Si leur demande est favorablement accueillie, ils peuvent, ensuite, faire procéder à la copie ou à l’impression des documents en question. Un autre modèle est celui des Indulgences pontificales faisant l’objet de véritables «campagnes» dans des provinces ecclésiastiques déterminées –c’est le cas des Indulgences contre lesquelles Luther s’élèvera dans les célébrissimes 95 Thèses dont la tradition veut qu'elles aient été placardées le 31 octobre 1517 à Wittenberg. Dans ce cas, le prélat concerné, en l’occurrence l’archevêque de Mayence (lequel cumule le siège archiépiscopal de Magdebourg et agit aussi comme administrateur de l’évêché de Halberstadt…), nomme un commissaire général et des sous-commissaires qui parcourent le pays en prêchant les Indulgences.
Bien évidemment, les manipulations financières se déploient à tous les niveaux du dispositif: l’obtention d’une autorisation à Rome ne va pas sans quelques présents, les Indulgences sont elles-mêmes vendues aux fidèles, et le montant en retour, qui peut réellement atteindre des sommes très considérables, est réparti entre différents bénéficiaires sur place et à Rome –sans oublier les financiers qui assurent le transfert des fonds. Le tarif change selon le type d’Indulgences, l’Indulgence plénière étant celle qui libère totalement de la peine temporelle due pour le péché.
Formulaire imprimé d'Indulgences, 1480. Exemplaire identifié à la Bibliothèque de Valenciennes, d'une édition par ailleurs inconnue des bibliographies. Le lecteur curieux pourra lire ici une note relative à la publication du catalogue (attendu!) des incunables du Nord de la France.
À plusieurs niveaux, l’économie des Indulgences joue un rôle décisif dans le processus d’invention de la typographie en caractères mobiles. Le document se présente sous la forme d’un placard anapistographique (imprimé d’un seul côté): il s’agit donc de quelque chose de facile et de rapide à réaliser en nombre, qui ne demande pas d’investissements trop importants, et qui correspond à une commande assurée de la part d’un prélat. C’est le modèle même de ces «travaux de ville», dont on sait le rôle décisif pour l’équilibre financier d’un certain nombre d’ateliers d’imprimerie à partir du XVe siècle (par ex. à Montserrat) et jusqu'à l'époque contemporaine.
Par ailleurs, la fabrication des premières Indulgences a sans doute aidé Gutenberg à progresser dans la mise au point de sa technique nouvelle: elles permettaient de «rôder» l’invention sur des documents simples dont, en outre, le montant de la commande apportait une partie de la «cavalerie» financière indispensable à la poursuites des recherches –comme nous l’avons montré dans L’Europe de Gutenberg, nous sommes devant un processus classique de recherche-développement.
Cf légende infra
Les premières Indulgences imprimées conservées sont des Indulgences contre les Turcs, émises à la demande du roi de Chypre Jean II de Lusignan et datées de 1454, mais il n’est pas exclu que d’autres aient été réalisées antérieurement, comme le suggère Karl-Michael Sprenger dans un article de 1999. L’ampleur du phénomène est évidente si l’on considère que la simple requête «Indulgentia» comme mot du titre donne instantanément 528 références dans l’ISTC, alors même qu’il s’agit de documents à la fois mal conservés et qui n’ont parfois même pas été identifiés (cf cliché supra). Avec l’hypothèse d’un tirage moyen de 2000, nous voici d’emblée devant une masse qui a dépassé le million d’exemplaires. Le lancement d’une «campagne» aussi ambitieuse que celle de 1516-1517 est l’occasion, pour les ateliers typographiques bénéficiaires, de produire non seulement des stocks de formulaires en masse, mais aussi tous les documents normatifs précisant les détails d'une opération très complexe.
Le dernier point, non le moindre, par lequel l’économie des Indulgences s’articule avec celle du livre et des médias, intervient avec la Réforme. De longue date, on a critiqué, voire publiquement brûlé les Indulgences, comme c’est le cas avec Jean Huss à Prague en 1411 –Huss sera condamné et exécuté à Constance en 1415. Un petit peu plus d’un siècle plus tard, le sentiment général et l’action du média nouveau donnent au geste de Luther un retentissement tout autre. Le titre d’une petite plaquette produite à Augsbourg en 1520 illustre le thème: dans une église d’architecture gothique, un franciscain est en chaire et lit le texte de l’Indulgence qu’il tient entre les mains et qui est munie de cinq sceaux. Au centre de l’image, au pied de la croix (surmontée d’une couronne d’épines...), le grand coffre dans lequel un fidèle fait son versement, sous l’œil approbateur d’un moine. À l’avant-plan, le bureau où l’on remplit les formulaires: il est couvert de pièces de monnaie. En arrière, les armes pontificales (le pape, et les Médicis) dominent l’ensemble...
Voir aussi ici un billet sur la production de travaux de ville et le processus de mondialisation à partir du XVe siècle.

Karl-Michael Sprenger, «Volumus tamen, quod expressio fiat ante finem mensis Maii presentis. Sollte Gutenberg 1452 im Auftrag Niikolaus von Kues’ Ablassbriefe drucken?», dans Gut. Jb., 1999, p. 42-57. Frédéric Barbier, L'Europe de Gutenberg. Le livre et l'invention de la société moderne occidentale (XIIIIe-XVIe siècle), Paris, Librairie Belin, 2006.
On Aplas von Rom kan man wol selig werden durch anzeigung der götlichen hailigen geschryfft, [Augsburg, Melchior Raminger, 1520] (VD16, 0 527). Exemplaire de la SuStBAugsbg, 4° Th. H. 1700n N° 1a.

dimanche 10 janvier 2016

Conférences d'histoire du livre

École pratique des hautes études, IVe section
Conférence d'histoire et civilisation du livre


Lundi 11 janvier 2016
14h-16h
Les livres du "pays latin":
collèges et librairie  au XVIIIe siècle (1)
par
Madame Emmanuelle Chapron,
chargée de conférences à l’EPHE,
maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille,
membre de l’Institut universitaire de France (junior)

16h-18h
Le Novum instrumentum d'Érasme (1516)
par
Madame Christine Bénévent,
professeur d'Histoire du livre et de Bibliographie
à l'École nationale des chartes,
membre de l’Institut universitaire de France (junior)

Novum Instrumentum d'Érasme (1516) (© Universitätsbibliothek Basel, BibG B 3)
 

Nota: La conférence régulière d'Histoire et civilisation du livre a lieu tous les lundis à l'École pratique des hautes études, de 16h à 18h. (190 avenue de France, 75013 Paris, 1er étage).
 
Accès les plus proches (250 m à pied)
Métro: ligne 6 (Nation-Pte Dauphine), station Quai de la Gare.
Bus 89, arrêt Quai de la Gare (cette ligne dessert notamment la Gare Montparnasse, puis elle passe rue de Rennes et place du Luxembourg).
Accès un petit peu plus éloignés: Métro: ligne 14, station Bibliothèque François Mitterrand. RER ligne C, station Bibliothèque François Mitterrand. Bus: 62 et 64 (arrêt Bibliothèque François Mitterrand Avenue de France) et 64.


Calendrier des conférences (attention: les sujets à jour des conférences et les éventuelles modifications sont régulièrement annoncés sur le blog. N'oubliez pas, comme disent les informaticiens, de «rafraîchir» la page du calendrier quand vous la consultez).

jeudi 7 janvier 2016

Vient de paraître

Vient de paraître
Histoire et civilisation du livre. Revue internationale, Genève, Librairie Droz.
Tome XI, 2015. 368 p., ill.
(ISSN: 1661-4577. ISBN : 978-2-600-01897-5)

Jean-Daniel Schoepflin
Sommaire
Strasbourg, le livre et l’Europe, XVe-XXIe siècle
- Avertissement, par Frédéric Barbier
- L’imprimerie et le commerce du livre à Strasbourg de Johann Mentelin au XVIe siècle: quelques-unes de leurs caractéristiques, suivies de considérations sur l’utilité des Digital Humanities pour les recherches sur le livre, par Ursula Rautenberg
- Francesco Negri à Strasbourg et sa traduction du Turcicarum rerum commentarius de Paolo Giovio (1537), par Edoardo Barbieri
- La Hongrie et l'édition alsacienne, 1482-1621. Conjoncture éditoriale et évolution des représentations d'un pays, par István Monok
- Une nouvelle Nef des folz à Strasbourg? Réflexions autour de la version strasbourgeoise du Narrenschiff de 1494/1495, par Jonas Kurscheidt
- Un dispositif matériel et visuel constitutif de la construction du savoir naturaliste au XVIIIe siècle: la collection de livres de Jean Hermann, par Dorothée Rusque
- Strasbourg et l’exportation des livres vers l’Est de l’Europe au XVIIIe siècle, par Claire Madl
- Enseigner l’allemand par les livres: Strasbourg et la librairie pédagogique au XVIIIe siècle, par Emmanuelle Chapron
- Les Œuvres de Valentin Jamerey-Duval: une édition strasbourgeoise à la croisée des cultures, par Hans-Jürgen Lüsebrink
- Un libraire fournisseur de grandes bibliothèques européennes: Treuttel et Würtz, par Annika Hass
- Gloire à Gutenberg. Fêtes et commémorations à Strasbourg et en Europe pour célébrer l’invention de l'imprimerie jusqu’en 1840, par Andrea De Pasquale
- Arthur de Gobineau et l’Interrègne brésilien (mars 1869 – mai 1870), par Marisa Midori Deaecto
- Paul Hartmann: histoire intellectuelle d’un itinéraire éditorial, par Agnès Callu
- Le réseau des bibliothèques Eucor: avènement, développement, prolongements, par Yves Lehmann
[NB: la publication de ce dossier correspond à une partie des Actes du colloque tenu à Strasbourg du 13 au 15 septembre 2014. D'autres communications, et l'Index général, seront publiés dans la livraison 2016 de cette revue. Nous nous permettons de rappeler au passage la parution récente d'une histoire des bibliothèques de Strasbourg]

- Les Mémoires de l’estat de la France sous Charles IX (1576-1579) de Simon Goulart: bilan bibliographique, par Jean-François Gilmont
- Les premières éditions imprimées de l’Institution du Prince de Guillaume Budé: une histoire à réécrire, par Christine Bénévent et Malcolm Walsby
- Ni Gessner ni Possevino: Hugo Blotius et la réorganisation de la Bibliothèque impériale de Vienne à la fin du XVIe siècle, par Paola Molino
- L’empire d’Esculape, ou le projet de Catalogue des sciences médicales de la Bibliothèque nationale (1843-1889), par Jérôme Van Wijland

Comptes rendus de: 1914. La mort des poètes (Jean-Marie Mouthon), Album amicorum (…). Die Stammbücher der Akademischen Bibliothek der Universität Lettlands (István Monok), Gérer une maison d’édition (Max Engammare), The history of the book in 100 books (István Monok), Books without borders in Enlightenment Europe (Sabine Juratic), Kommentierte Bibliographie zum Buch-und Bibliotekswesen in Schlesien bis 1800 (István Monok), Ave Tyrnavia! (István Monok), Le Livre à la Renaissance (Jaroslava Kasparová), Turzovské kniznice (István Monok), I Giunta di Madrid (Livia Castelli).