Les biographies, pourtant, nous intéressent, d'abord parce qu’elles nous offrent l’image d’une destinée qui, toutes choses égales d’ailleurs, pourrait être parallèle à la nôtre. Et, sur un plan plus scientifique, les biographies nous intéressent aussi, parce qu’elles nous apprennent toujours quelque chose de la période à laquelle elles se réfèrent. De fait, la biographie, bien conduite, est un genre qui commence à être réhabilité, et qui, parce qu’il parle à chacun (chacun a, ou plutôt vit, une (auto)biographie), reste susceptible de toucher le plus grand nombre. Pour l’historien, la biographie permet, en outre, de revenir sur trois points importants. Nous illustrerons notre propos en évoquant ici le parcours de Jérémie Jacques Oberlin (1735-1806), professeur et bibliothécaire à Strasbourg.
Le premier point porte sur le fait que le caractère unique de la biographie se révèle parfois significatif –idéaltypique– d’un modèle plus général. Dans la construction de la sociologie wébérienne, l’idéaltype désigne la définition a priori de modèles sociologiques dont l’existence accomplie (en tant que modèle dans toutes ses parties) ne se rencontre jamais en réalité, mais qui sont posés comme tels par le chercheur. D’un côté, l’idéaltype est un concept (le modèle idéal), mais, de l’autre, on pourra considérer que tel ou tel exemple particulier constitue comme l’idéaltype d’un modèle plus large.
Oberlin: "Ayant embrassé la révolution dès son aurore avec transport..." |
Nous avons trop souvent évoqué le second point pour qu’il soit nécessaire d’y revenir ici plus longuement: rien de plus simple, rien de plus naturel, que de tomber dans l’anachronisme, entendons, de plaquer sur un moment du passé des catégories ou des représentations du présent. L’exemple d’Oberlin illustre encore le fait. Strasbourg est, historiquement, partie de la géographie germanique et germanophone, mais elle est rattachée au royaume de France en 1681 et le discours historiographique insistera, dès lors, sur la distance qui s’établit entre une civilisation urbaine plus ouverte aux influences françaises, et un pays rural au sein duquel l’allemand prédomine encore très largement.
Or, la biographie d’Oberlin amène au moins à nuancer le tableau. Dans sa longue «Notice» publiée en 1807, Winckler explique en effet que le jeune homme, au moment d’entrer à l’Université de sa ville natale (1750), commence par séjourner huit mois durant à Montbéliard, à seule fin d’y apprendre le français, langue «alors fort peu répandue à Strasbourg et dont, à cette époque, on n’enseignoit pas même les élémens dans le Gymnase de cette ville». Soit une tradition germanophone beaucoup plus présente que ce que l’on aurait pu penser, surtout dans des milieux intellectuels. Les catégories d’appartenance, d’identité, etc., pour ne rien dire des choix politiques (on pense ici à l’abbé Grégoire) sont à reconsidérer en fonction des expériences de chacun, et la biographie constitue un excellent moyen pour en faire prendre conscience, et pour établir un certain nombre de distances.
Dernière observation: si Oberlin n’a pas, contrairement à nombre de ses contemporains, accompli le cursus «allemand» qui lui aurait permis de séjourner pour un semestre dans telle ou telle université d’outre-Rhin, et s’il a encore moins effectué ce «tour d’Europe» qui constituait une étape de la formation des jeunes gens de l’époque, c’est avant tout faute de moyens financiers. Son cursus montre en effet combien il s'impose comme un intermédiaire culturel de premier plan, illustrant pleinement la problématique des «transferts» européens dans la seconde moitié du XVIIIe et au début du XIXe siècle: Winckler ne nous explique-t-il pas que, si la langue natale d’Oberlin était l’allemand, il privilégiera le français pour les domaines des relations sociales et de l’amitié, mais qu’il s’attachera à n’enseigner et à ne parler qu’en latin à ses étudiants de l’Université? Le catalogue de sa bibliothèque confirme que nous sommes pleinement intégrés au sein de ces réseaux européens de lettrés qui croisent enseignants et savants, mais aussi libraires et professionnels du livre, sans oublier les jeunes gens en cours d’étude ou, à l’inverse, les privilégiés susceptibles de soutenir, financièrement, telle ou telle entreprise à laquelle on les aura intéressés.
Oberlin est décédé trop tôt pour que la question des «nationalités» puisse lui être appliquée. Un dernier mot, pourtant: la recherche historique vise à une certaine connaissance du passé, dont elle voudrait transmettre la compréhension. Or, l’empathie aussi est, croyons-nous, une forme de connaissance, et la biographie d’Oberlin nous renforce, s’il en était besoin, dans cette opinion.
Théophile Frédéric Winckler, « Notice sur la vie et les écrits de Jérémie Jaqcues Oberlin, professeur et bibliothécaire de l’Académie de Strasbourg, correspondant de l’Institut… », dans Magasin encyclopédique, t. LXVIII, p. 70-140.