vendredi 28 février 2014

Conférences d'histoire du livre

École pratique des hautes études,
IVe section
Conférence d'histoire et civilisation du livre


Lundi 3 mars 2014 

14h-16h
Histoire de la librairie pédagogique à Paris au XVIIIe siècle
Livre scolaire et pratiques commerciales (1):
les catalogues de libraires
 par
Madame Emmanuelle Chapron,
maître de conférences à l'Université de Provence,
 membre de l'Institut universitaire de France,
chargée de conférences à l'EPHE 

16h-18h  
Des bâtiments nouveaux pour des bibliothèques nouvelles (fin)
Histoire des bibliothèques de Strasbourg (1)
par
Monsieur Frédéric Barbier
   
Nota: La conférence régulière d'Histoire et civilisation du livre a lieu tous les lundis à l'École pratique des hautes études, de 16h à 18h. (190 avenue de France, 75013 Paris, 1er étage). Le secrétariat de la IVe Section se situe dans les mêmes locaux, où l'on peut notamment s'informer et se procurer les livrets du Programme des conférences 2013-2014. Accès les plus proches (250 m. à pied): Métro: ligne 6 (Nation-Pte Dauphine), station Quai de la Gare. Bus 89, arrêt Quai de la Gare (cette ligne dessert notamment la Gare Montparnasse, puis elle passe rue de Rennes et place du Luxembourg). Accès un petit peu plus éloignés: Métro: ligne 14, station Bibliothèque François Mitterrand. RER ligne C, station Bibliothèque François Mitterrand. Bus: 62 (arrêt Bibliothèque François Mitterrand Avenue de France) et 64 (arrêt Bibliothèque François Mitterrand). 
Calendrier des conférences (attention: les sujets à jour des conférences et les éventuelles modifications sont régulièrement annoncés sur le blog. N'oubliez pas, comme disent les informaticiens, de «rafraîchir» la page du calendrier quand vous la consultez).
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mercredi 26 février 2014

Géographie et histoire du livre: la rive gauche du Rhin

Contrairement à ce que pensent les étudiants candidats à un diplôme universitaire ou au concours d’une grande école, l’histoire n’est pas une science abstraite, détachée des réalités du présent. Bien au contraire, si l’historien est nécessairement un homme de son temps, il ne construit cette «actualité» que par rapport à la connaissance qu’il peut avoir du passé. Dans ce cadre, la dimension chronologique (l’épaisseur du temps) est absolument décisive, mais nous voulons surtout insister ici sur la dimension spatiale –celle de la géographie.
La pratique, traditionnelle en France, d’associer l’enseignement de l’histoire et celui de la géographie (à défaut de la géographie historique) nous semble à cet égard tout-à-fait bénéfique: phénomènes et événements historiques doivent être contextualisés, et le cadre spatial joue à tous les niveaux un rôle clé. Une bonne part des problèmes auxquels l’Europe d’aujourd’hui est confrontée (pour ne rien dire de l’Afrique) ne vient-elle pas des choix faits par les vainqueurs de 1918? Les tout récents événements d’Ukraine attirent encore l’attention sur les spécificités d’une géographie politique, la nôtre, trop souvent disjointe de son passé. La déconstruction des empires multinationaux, l’Autriche-Hongrie mais aussi la Turquie après 1918, ouvre un temps d’instabilité pour des régions entières, comme la Galicie et sa capitale de Lemberg / Lvov, aujourd’hui ukrainiennes mais longtemps ballotées entre des entités constamment reconfigurées. A certains égards, nous n’avons pas encore pu refermer la liquidation de ces phénomènes trop souvent ignorés.
La première géographie de l'Eglise sur le Rhin.
Arrêtons-nous maintenant sur le cas emblématique de la rive gauche du Rhin moyen, et de l’Alsace. Cette région est pratiquement aux portes de la Romania jusqu’au départ des derniers contingents légionnaires au début du Ve s. La grande route est d’abord, tout naturellement, celle de la Méditerranée et de la ligne des «quatre rivières» conduisant de Marseille au Rhin par le Rhône (Lyon), la Saône et la Moselle. C’est la route du pouvoir (Trèves, un temps capitale impériale), la route du commerce, mais aussi celle des idées, des croyances, des savants –et des livres. Elle est l’une des grandes voies de la christianisation, et les bibliothèques de Trèves attirent de toutes parts les savants: avant de partir pour l’Orient, Jérôme vient, lui aussi, à Trèves pour y recopier certains traités d’Hilaire de Poitiers (milieu du IVe s.).
Cette géographie se trouve progressivement reconfigurée, à partir du VIe s., sous l’influence de deux grands facteurs.
1) Le premier concerne l'organisation de l’Eglise, avec le réseau des sièges épiscopaux de Strasbourg, Spire (Speier), Worms, Mayence (Mainz) et Metz, et du siège archiépiscopal de Trèves (Trier). Plus tard, la christianisation s’étendra, par phases successives, à la rive droite du Rhin, jusqu’à hauteur de Salzbourg, le nouvel ensemble étant alors placé sous l’autorité de l’archevêque de Mayence, primat de Germanie et archichancelier de l’Empire. Des maisons régulières de toute première importance sont successivement fondées –Lorsch, Saint-Gall, Murbach, surtout Reichenau et, plus tard, Fulda. Il est inutile d’insister sur le rôle décisif de ces différentes institutions dans le domaine du livre et des bibliothèques.
2) Le second facteur est d’ordre politique: la montée en puissance de la famille des Pippinides, devenue celle des Carolingiens, culmine avec l’organisation de l’Empire autour d’Aix-la-Chapelle (Aachen). Les comtes et les ducs, mais surtout les évêques, archevêques et abbés, forment la hiérarchie de la haute administration. Il est fascinant de voir ces prélats remarquables être appelés à l’école du Palais d’Aix, puis dépêchés dans leurs différents postes successifs, où ils auront notamment à restaurer la vie de l’Eglise et à impulser un travail d’étude appuyé sur les manuscrits copiés dans le cadre de la Renaissance carolingienne. La bibliothèque de Murbach, étudiée de manière exemplaire par Georges Bischoff, constitue une collection très riche, tandis que le célébrissime «Plan de Saint-Gall» réserve à la bibliothèque de l’abbaye (Reichenau?), au début du IXe siècle, un local de quelque 150m2.
Alors que les routes de Méditerranée perdent progressivement de l’importance par rapport à la situation de l’Empire romain, la géographie de la rive gauche du Rhin se dilate ainsi progressivement vers la rive droite du grand fleuve, et vers le Danube. Elle s’insère peu à peu dans un nouvel ensemble en cours d’affirmation, celui de la Francia orientalis, laquelle absorbe bientôt l’ancienne Lotharingie –un ensemble par rapport auquel la Francia occidentalis (la France au sens moderne du terme) sera désormais de plus en plus souvent en concurrence.
Dernière étape que nous voulons signaler aujourd’hui. Il semble tout naturel de considérer le Rhin comme un axe majeur de circulation nord-sud au niveau européen. Mais l’ouverture, qui fera qu'il se substituera définitivement à la route ancienne de la Moselle, se fait d’abord vers le sud, avec le passage du Saint-Gothard (1239) comme voie directe vers les grands lacs italiens, la Lombardie, et Venise. Au nord, le débouché maritime, qui paraît évident, reste encore plus longtemps problématique, hypothéqué qu’il est par la nature amphibie de la région: non seulement les deltas sont mal fixés et dangereux (l’Escaut, la Meuse et le Rhin), mais une grande partie du pays reste soumise à un risque majeur de submersion marine.
La géographie des Frères de la Vie commune, autour des "anciens Pays-Bas"
Ce n’est que progressivement que les «anciens Pays-Bas» s’organisent et se structurent jusqu’à s’imposer comme un des pôles  de la démographie, mais aussi de la vie économique et financière modernes de l’Europe (XIVe siècle). De Cologne à Kempen, à Zwolle, à Liège, à Bruxelles et à Bruges, c’est le temps d’invention d’une civilisation urbaine dense, et plus sensible à l’inquiétude mystique: on sait le rôle de cette devotio moderna et des Frères de la Vie commune dans la diffusion des textes et des images, et dans l’élaboration d’un rapport nouveau à l’écrit. La rive gauche, jusqu'au coude du Rhin, est bientôt touchée par ce mouvement.
L’invention même de Gutenberg, au milieu du XVe siècle, se produira précisément entre Mayence, Strasbourg et Bâle, dans cette même géographie qui s'affirme ainsi comme épicentre de la modernité européenne. Bref, si le Rhin est couramment désigné aujourd'hui comme la dorsale de l'Europe, c'est en réalité au fil d'une série de reconfigurations géo-historiques qui se sont développées au cours des siècles, et qu'il reste toujours précieux de pouvoir repérer et analyser, par exemple –pour l'histoire du livre.

Orientation bibliographique.
Frédéric Barbier, «La librairie en Galicie (1772-1914)», dans La Galicie au temps des Habsbourg (1772-1918). Histoires, sociétés, cultures en contact, dir. Jacques Le Rider, Heinz Rachel, Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2010, p. 231-261 («Perspectives historiques»).
Georges Bischoff, «Un monastère sans livres est une prairie sans fleurs. Bibliothèque et études à l’abbaye de Murbach sous l’abbatiat de Barthélemy d’Andlau (1447-1476)», dans Sources, [Strasbourg], 2013, 2, p. 13-37.
Frédéric Barbier, L’Europe de Gutenberg. Le livre et l’invention de la modernité occidentale (XIIIe-XVIe siècle), Paris, Librairie Belin, 2006, 364 p. («Histoire et société»).
(Les cartes sont extraites de l'Atlas zur Kirchengeschichte, Freiburg [et al.], Herder, 1970).

vendredi 21 février 2014

Conférence d'histoire du livre


Nicodème, Le Parfait négociant, frontispice
École pratique des hautes études,
IVe section
Conférence d'histoire et civilisation du livre


Lundi 24 février 2014
16h-18h

Corporations du livre, vie des ateliers
et main-d'œuvre typographique sous l'Ancien Régime (2),
par
Monsieur Jean-Dominique Mellot,

conservateur général à la Bibliothèque nationale de France

Nota: La conférence régulière d'Histoire et civilisation du livre a lieu tous les lundis à l'École pratique des hautes études, de 16h à 18h. (190 avenue de France, 75013 Paris, 1er étage). Le secrétariat de la IVe Section se situe dans les mêmes locaux, où l'on peut notamment s'informer et se procurer les livrets du Programme des conférences 2013-2014. Accès les plus proches (250 m. à pied): Métro: ligne 6 (Nation-Pte Dauphine), station Quai de la Gare. Bus 89, arrêt Quai de la Gare (cette ligne dessert notamment la Gare Montparnasse, puis elle passe rue de Rennes et place du Luxembourg). Accès un petit peu plus éloignés: Métro: ligne 14, station Bibliothèque François Mitterrand. RER ligne C, station Bibliothèque François Mitterrand. Bus: 62 (arrêt Bibliothèque François Mitterrand Avenue de France) et 64 (arrêt Bibliothèque François Mitterrand).
Calendrier des conférences (attention: les sujets à jour des conférences et les éventuelles modifications sont régulièrement annoncés sur le blog. N'oubliez pas, comme disent les informaticiens, de «rafraîchir» la page du calendrier quand vous la consultez).

lundi 17 février 2014

A Pau: le maître de poste bibliophile

La célébrissime vue, depuis le bd des Pyrénées
La ville de Pau, ancienne capitale du Béarn, possède une bibliothèque municipale à la tradition particulièrement riche. Elle la «valorise» (selon la novlangue du XXIe siècle) en organisant, du 16 janvier au 19 mars 2014, une exposition consacrée à 600 ans d’histoire et d’art du livre. Le livret imprimé à l’occasion de cette exposition est un modèle de mise en pages et d’élégance typographique. L’illustration en est tout particulièrement choisie, et soignée.
C’est en 1737 que l’Académie de Pau, pour la première fois, soumet aux Etats de Béarn un projet en vue de fonder une bibliothèque «publique», mais celui-ci n’est pas reçu. La première bibliothèque accessible au public date de 1744, quand l’abbé de Béségua, professeur de droit à l’Université, lègue à l’Académie sa propre bibliothèque, à condition de la rendre accessible. De manière plus classique, l’avenir de la bibliothèque de Pau s’inscrira dans la tradition de la Révolution: après nombre d’errements, les collections sont réunies d’abord à l’Ecole centrale (ancien collège jésuite), puis aux Cordeliers. Rappelons simplement ici que ces collections s’accroissent beaucoup au XIXe siècle, notamment par suite de la suppression de la bibliothèque du Palais de Pau, et de son reversement à la bibliothèque de la ville. Parmi les volumes, la magnifique collection André Manescau (1791-1875).
L’exposition offre ainsi l’opportunité de revenir sur la trajectoire d’une figure presque balzacienne. L’histoire de la famille Manescau est en effet très remarquable: l’activité traditionnelle est celle de maréchal-ferrand (comme l'indiquerait l’étymologie  du nom), quand deux frères réussissent en 1769 à obtenir la charge de maîtres de poste à Pau lorsque celle-ci est créée. Le relais, établi à l’intersection des routes de Bordeaux et de Paris, de Toulouse, d’Espagne et des différentes vallées pyrénéennes, se développe rapidement. A la génération suivante, Jean Manescau prend la suite de l’affaire, puis son fils, André, lequel a d’abord fait, comme il se doit dans cette bourgeoisie en voie d'ascension rapide, des études de droit, avant de s'inscrire comme avocat à Pau en 1812. Publiant en 1838 des Souvenirs de voyages, Nisard s’étonne de rencontrer à Pau une pléiade de bons esprits, qu’ils soient avocat, médecin, commerçant… ou maître de poste:
Il y a dans Pau tel maître de poste qui, tout en soignant ses foins et ses avoines, tout en gouvernant des chevaux et des postillons, sait plus bibliographie que certains bibliographes attitrés et visant aux académies ; et ce qui est plus rare, qui a autant d’esprit que de littérature, autant d’intelligence que de vrai savoir ; homme d’un accueil charmant, qui honore sa ville natale par la manière dont il en fait les honneurs (passage repris du Dictionnaire de la conversation et de la lecture, vol. t. XLI, Paris, Belin-Mandar, 1837, p. 376-377).
L’ascension sociale atteint son apogée, en partie grâce à l’intégration géographique due à la révolution des transports (qui pourtant ruinera, à terme, les maîtres de poste), en partie aussi grâce à l’essor d’une forme de tourisme qui fait des Pyrénées, et de l’Espagne, une destination «exotique» à la mode. Manescau est une figure caractéristique de la bourgeoisie libérale triomphant sous la monarchie de Juillet: ce propriétaire agronome et organisateur de plusieurs sociétés savantes (dont l’Académie), est aussi un botaniste, un amateur de littérature et un administrateur, comme maire de Pau de 1843 à 1848, et comme député des Basses-Pyrénées (plus tard débaptisées en Pyrénées-Atlantiques) à l’Assemblée législative de 1849. Son habitation de la place de Gramont est l'un des pôles de la vie culturelle et artistique de la ville.
Médiathèque de Pau, où est présentée l'exposition
Enfin, bien sûr, il est un collectionneur et un bibliophile, dont le nom apparaît parmi les souscripteurs de la Description de l'Egypte en 1830, à côté de ceux du baron Las Cases ou du comte Alexandre de La Rochefoucauld. Les quelque 5500 titres de sa bibliothèque seront achetés sur sa cassette (pour 47205f.) par Napoléon III, et entreront à la bibliothèque du château de Pau (1867: voir le Catalogue publié la même année, et Archives nationales, F21 847). A la suppression de celle-ci, ils sont déposés à la bibliothèque de la ville (1886). Ils constituent un ensemble de tout premier intérêt, s’agissant aussi bien d’éditions anciennes que d’ouvrages de la première moitié du XIXe siècle, dont beaucoup d’exemplaires portent des mentions et des dédicaces témoignant de l’étendue du cercle d’amis ou de simples connaissances de l’ancien maître de poste.
La collection Manescau enrichit l’exposition en cours, tandis que le personnage et ses livres ont fait l’objet plus anciennement  d’une autre exposition à la bibliothèque de Pau (1956).

jeudi 13 février 2014

Censure explicite, censure implicite

Les livres sont faits pour être lus, et les bibliothèques sont des dépôts de livres constitués pour faciliter l’accès à la lecture: rien de plus évident a priori, en définitive rien de moins sûr. Si nous jetons un coup d’œil rapide derrière nous, l’expérience le montre abondamment: les livres sont aussi faits pour être négligés et oubliés, pour être entassés en désordre (au point que l’on ne puisse plus les retrouver), et surtout pour être interdits d’utilisation, pour être conservés dans des emplacements inaccessibles, voire purement et simplement détruits. Les exemples sont légions, de bibliothèques disparues par négligence (on ne s’intéresse plus à ce qu’elles contiennent), par accident (au cours d’une opération militaire, mais… la question de l’accident reste toujours posée), par volonté avérée (il faut détruire ces livre parce qu’ils sont dangereux)… ou par bêtise.
Sans qu’il s’agisse en rien de mettre les phénomènes sur le même plan, force est de constater que les motivations fondant le contrôle et, éventuellement, la destruction des livres, sont très diversement argumentées. Le poids historique de la religion est fondamental, avec l’institution de l’Index librorum prohibitorum par le Concile de Trente. Confrontée aux bouleversements induits par la révolution gutenbergienne, l’Eglise élabore les institutions et les pratiques qui doivent lui permettre de contrôler le changement. Pour autant, l’Index n’empêchera pas la circulation des livres interdits, y compris dans le monde catholique, et l’on n’aura garde d’oublier que le contrôle n’est pas l’exclusivité de la seule Eglise de Rome.
Un exemplaire "cancellé" (© Bibliothèque de l'Univ. catholique de Milan)
Bien sûr, la préférence politique constitue le second argument majeur pour encadrer la circulation des livres et des textes, et il change de nature avec le projet démocratique émergeant à l’époque des «secondes Lumières». Le problème de conserver certaines collections d’Ancien Régime se pose aux révolutionnaires, parce que leurs titres semblent dépassés, voire réactionnaires, tandis que la censure est assez rapidement rétablie par la majorité des régimes politiques qui se succèdent jusqu’à la chute du Second Empire. Ces pratiques sont les plus efficaces, et les plus insupportables, dans les régimes policiers, répressifs et totalitaires: le XXe siècle a atteint en l’occurrence des sommets inégalés, dont l’un des points culminants reste celui des autodafés nazis de 1933.
L’argument des convenances est plus difficile à déconstruire, parce qu’il renvoie à la catégorie éminemment changeante de «ce qui se fait»… ou non. Impossible de ne pas mentionner la pornographie, dont l’effet subversif est paradoxalement plus limité aujourd’hui, du moins en Occident, par suite de sa banalisation. La section «Enfer», où la communication des titres sera soumise à certaines conditions, perd de son importance dans les bibliothèques, à une époque où l’imprimé n’est certes plus le premier vecteur de ce type de contenus (dont la typologie est elle-même très large).
Lié aux convenances, voici tout le domaine de la censure implicite. Elle sera le cas échéant pétrie de bonnes intentions, avec le principe ancien selon lequel tous les livres, et tous les textes, ne sont pas à mettre entre toutes les mains (c’est le choix de l’Index). Les lecteurs ayant un bagage culturel insuffisant, et surtout les femmes et les enfants, constitueraient par définition des groupes qu’il faut protéger. Trois cents ans plus tard, l’exemple d’Emma Bovary s’impose toujours comme idéaltypique:
Donc, il fut résolu que l'on empêcherait Emma de lire des romans (…). [Mme Bovary mère] devait, quand elle passerait par Rouen, aller en personne chez le loueur de livres et lui représenter qu'Emma cessait ses abonnements. N'aurait-on pas le droit d'avertir la police, si le libraire persistait quand même dans son métier d'empoisonneur?
Seconde remarque: les contraintes économiques aussi exercent une fonction de censure, en donnant à certains auteurs, à certains textes –et à certains lecteurs– accès, ou non, aux canaux de production et de distribution. Les théoriciens de la reproductibilité soulignaient déjà que, dans un environnement moins favorisé, on n’a accès qu’à un éventail plus étroit de consommations culturelles. Les chercheurs de l’Ecole de Francfort ont analysé systématiquement un phénomène devenu plus sensible avec la production de masse: la classification des productions culturelles est faite a priori, et par les producteurs eux-mêmes, et c’est à l’utilisateur, au consommateur-lecteur, d’intégrer ses propres pratiques dans une logique qui a été décidée par d’autres. Ces contraintes sont les plus difficiles à identifier, donc éventuellement à combattre. 
Le censeur et ses grands ciseaux (Charles Nodier, Histoire du roi de Bohême)
Et pour conclure : dans notre environnement où la figure du censeur explicite s’est heureusement estompée, celui qui nous paraît désormais le plus insupportable, c’est l’intermédiaire, plus encore l’intermédiaire auto-proclamé. Il pense à notre place, il sait mieux que nous ce qui est bon pour nous, donc pour les autres, et il pourra en outre se cacher sous l’anonymat (avec par exemple la dictature du «bien penser» et du «politiquement correct»). La meilleure voie pour lutter contre la censure (mieux, contre les censures, tant la catégorie est protéiforme) reste toujours celle de la formation (il faut que chacun ait à sa disposition les outils permettant de juger) et de la culture libre. Cette voie doit être d’autant plus protégée que, nous le savons, la solution simple, et faussement rassurante, du retour à la censure et à la dictature de «ce qui se fait» et de «ce qui doit se faire» demeure toujours de l’ordre des possibles.

dimanche 9 février 2014

Conférence d'histoire du livre

École pratique des hautes études, IVe section
Conférence d'histoire et civilisation du livre
 
Lundi 10 février 2014

16h-18h
Aménager et construire une bibliothèque
en France, 1785-1851
par
Monsieur Frédéric Barbier


Collège jésuite de Valenciennes. Plan de situation (© Archives municipales)
Nota: La conférence régulière d'Histoire et civilisation du livre a lieu tous les lundis à l'École pratique des hautes études, de 16h à 18h. (190 avenue de France, 75013 Paris, 1er étage). Le secrétariat de la IVe Section se situe dans les mêmes locaux, où l'on peut notamment s'informer et se procurer les livrets du Programme des conférences 2013-2014. Accès les plus proches (250 m. à pied): Métro: ligne 6 (Nation-Pte Dauphine), station Quai de la Gare. Bus 89, arrêt Quai de la Gare (cette ligne dessert notamment la Gare Montparnasse, puis elle passe rue de Rennes et place du Luxembourg). Accès un petit peu plus éloignés: Métro: ligne 14, station Bibliothèque François Mitterrand. RER ligne C, station Bibliothèque François Mitterrand. Bus: 62 (arrêt Bibliothèque François Mitterrand Avenue de France) et 64 (arrêt Bibliothèque François Mitterrand).
Calendrier des conférences (attention: les sujets à jour des conférences et les éventuelles modifications sont régulièrement annoncés sur le blog. N'oubliez pas, comme disent les informaticiens, de «rafraîchir» la page du calendrier quand vous la consultez).

jeudi 6 février 2014

Publication de la thèse de Claire Madl: histoire du livre et des Lumières en Bohème

Claire Madl,
«Tous les goûts à la fois». Les engagements d’un aristocrate éclairé de Bohême,
Genève, Droz, 2013,
X-467 p., ill., cartes, graph.
(«Histoire et civilisation du livre», 33)
ISBN 9 782600 013574


Nous tenons en main, avec quelques années de retard, le livre de Claire Madl, livre qui correspond à la publication d’une thèse de doctorat soutenue en 2007 à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. La thèse était consacrée à un noble éclairé de Bohème, le comte Franz Anton von Hartig (1758-1797), et à son rapport au livre et à l’écrit. Le titre a évolué pour devenir celui que nous découvrons aujourd’hui, l’information a été actualisée en fonction des recherches les plus récentes, mais la base de la recherche est bien la même.
Les historiens du livre et les spécialistes de l’Europe des Habsbourg connaissent de longue date le nom de Claire Madl (voir par ex. sur ce blog): Claire Madl s’est imposée à la fois comme une spécialiste de l’histoire socio-politique de l’Europe centrale, et comme une «intermédiaire culturelle» très efficace entre la République tchèque, l’Autriche, l’Allemagne et la France. Elle a organisé ou co-organisé un grand nombre de manifestations scientifiques tenues à Prague, ses compétences linguistiques lui ont permis de donner des travaux de traduction appréciés, tandis qu’elle a conduit parallèlement une activité discrète, mais d’autant plus utile, en tant qu’éditrice.
Parfaitement informée sur l’historiographie tchèque, allemande et française concernant les Lumières et l’histoire du livre des Lumières, Madame Madl est d’abord une historienne du livre, qui dispose de toutes les connaissances d’expertise de ce champ (bibliographie matérielle, étude des particularités d’exemplaires, construction de la documentation par la critique des sources –par exemple s’agissant des catalogues de bibliothèque, etc.). Elle conjugue ainsi un ensemble très rare de compétences précieuses, qui font qu'elle s’impose comme une figure aujourd'hui reconnue dans un domaine difficile de la recherche historique.
Le volume qui vient de sortir, et qui est destiné à  brève échéance à devenir un classique, donne une parfaite illustration de ce que devrait être la recherche fondamentale en histoire: un texte précis, détaillé, mais efficace et toujours élégant, par lequel l’auteur conduit le lecteur nécessairement moins informé tout au long de son raisonnement. Après une quinzaine de pages d’introduction, trois grandes parties, et neuf chapitres équilibrés, organisent l’ensemble, selon un plan chronologique qui se déroule au fil de la biographie du comte:
1) Dans Ouverture par les savoirs: le cosmopolitisme comme tradition familiale et principe d’éducation, l’auteur reprend l’itinéraire d’une famille qui s'engage dans la diplomatie et dans le service de l’Etat –à une époque et dans une géographie où le modèle politique de l’Empire se trouve de fait concurrencé par la montée en puissance de la logique de territorialisation (les Etats héréditaires de la Maison de Habsbourg). L’écrit et le livre sont constamment présents au fil des pages, mais le chapitre consacré à la bibliothèque familiale constitue réellement un modèle d’étude d’un type de sources trop souvent malmenées: Madame Madl y associe une approche statistique globale avec l’histoire de la collection, et avec l’étude fine des exemplaires eux-mêmes et des pratiques et représentations dont ils portent témoignage.
2) La deuxième partie, Un espace à sa mesure: l’Europe des lettrés, l’Europe des diplomates, constitue pour nous, à nouveau, un ensemble d’une qualité remarquable. Les grands thèmes et les pratiques de l’Europe éclairée y sont présentés en suivant le fil de la biographie du comte. L’auteur y traite d’abord de la problématique des réseaux lettrés, et de l’insertion de Hartig comme l’un de leurs acteurs, par le biais de l’écriture (avec une étude de l’intertextualité et des lectures préliminaires, p. 166-175). Puis c’est le temps des «affaires» et du «service», pour lesquels les compétences et l’efficacité s’appuient sur la qualité de la formation et de l’information, c’est-à-dire à nouveau sur l’écrit et sur l’imprimé.
3) La dernière partie (Terrains d’action restreints pour un accès à l’universel) nous dévoile une autre échelle de l’engagement social de Hartig: il s’agit non plus de l’Europe cosmopolite, mais de la Bohème, et des domaines et propriétés que la famille y possède. Le comte se lance dans l’agronomie et dans l’économie rurale, mais il s’intéresse aussi aux jardins, tandis que des perspectives nouvelles pénètrent ses préoccupations, avec les sciences et les techniques, mais aussi avec la question de l’identité tchèque. Hartig meurt alors qu’il n’a pas quarante ans: le neuvième et dernier chapitre que nous propose Madame Madl présente le temps de la maladie, les réflexions de Hartig sur sa propre expérience, et les voies qu’il s’ouvre pour se survivre à lui-même –notamment par le recueil des Moralische Gedichte qu’il s’emploie à constituer.
L’ouvrage est complété par un état des sources et de la bibliographie, qui prouve, s’il en était besoin, l’ampleur de l’information réunie pour l’enquête; par un jeu d’annexes (généalogie, bibliographie des publications et des écrits de Franz von Hartig); par un index nominum; enfin, par une trentaine d’illustrations signifiantes et tout particulièrement exploitées dans le texte.
Une grande thèse, qui prend la forme d’un livre exemplaire, parce que l’auteur y combine étude de cas et souci constant de la contextualisation; parce qu’il associe la précision du discours scientifique à des qualités constantes de finesse et de sensibilité (nous avons coutume de souligner le fait que l'empathie est aussi une modalité de la connaissance); et parce que l’écriture efficace rend partout et toujours aisément accessible les résultats d’une recherche fondamentale à tous égards exceptionnelle.