1) Rappelons d’abord que la première langue imprimée dominante est, bien évidemment, le latin, qui répond à la demande du public de clercs constituant traditionnellement la majorité des lecteurs. Même si, dès les années 1470, les différentes langues vernaculaires tendent à monter en puissance, elles ne s’imposeront définitivement comme langues imprimées qu’au cours du XVIIe siècle, voire plus tard dans certaines géographies. Avec le latin, nous sommes a priori face à un marché transnational, dominé par les grands centres éditoriaux de l’Europe continentale et organisé autour de la foire du livre de Francfort: les pôles de cette activité sont ceux de Venise, Paris, Leipzig et Lyon, auxquels s’ajoutera plus tard certaines villes des «anciens Pays-Bas», à commencer par Anvers. Au-delà de cette Europe dure des activités du livre, nous entrons dans la logique des géographies dominées et de la périphérie, dont nous rencontré un exemple avec la ville de Kronstadt, en Transylvanie (mais on rappellera au passage que l'Angleterre aussi reste largement une géographie d'importations jusque dans la seconde moitié du XVIIe siècle).
2) Kronstadt, précisément, nous le montre: il serait difficile, dans cette conjoncture de surestimer l’importance des conséquences entraînées par la pré-Réforme et par la Réforme. Sébastien Brant déjà veut s’adresser au plus grand nombre des lecteurs lorsqu’il rédige et publie en allemand sa Nef des fous (Das Narrenschiff), en 1494, avant de la faire traduire en latin pour toucher le public non germanophone. Luther suivra le même principe, tout en manifestant une étonnante maîtrise du média, en faisant notamment publier de «petits textes» faciles d’accès et peu onéreux, plutôt que de gros traités que personne ne lirait. Surtout, avec la Réforme, le modèle de la société chrétienne unifiée est battu en brèche, et le temps s’ouvre, d’une diversité croissante de la production imprimée, diversité désormais articulée avec l’émergence de phénomènes de transferts et d’échanges de plus en plus complexes.
Les "95 thèses" de Luther (1517), ou l'invention, par hasard, de la révolution des médias modernes |
Si nous envisageons en revanche des centres de productions plus importants et des cadres géographiques plus larges, la question du marché se pose dans des conditions tout autres –tout en restant dominée par l’impératif d’articuler les coûts avec un certain modèle de diffusion. Nous sommes en général devant une production relativement courante de textes à caractère religieux, scientifique, littéraire ou autre, production qui tend à monter en puissance et au sein de laquelle les équilibres entre catégories se déplacent peu à peu. Certes, en-deçà d’un niveau de prix assez limité, il serait possible d’atteindre des chiffres de tirage élevés, mais les difficultés de la distribution constituent souvent un obstacle dirimant. Dès lors, on répondra à la demande en multipliant les éditions successives d’un même texte, souvent réalisées dans différentes villes, et sans que les droits théoriques du premier libraire ou libraire-imprimeur, encore moins ceux de l’auteur, soient généralement respectés. La poussée du marché est telle que ces éditions et rééditions s’inscrivent au XVIIIe siècle dans la logique très particulière qui est celle des «presses périphériques».
La Lettre d'indulgences, ou l'invention du formulaire imprimé |
Séville ou [de] Salamanque, il y aura une infinité de livres dont on n’apprendra jamais l’existence et qui ne seront jamais inclus dans la bibliothèque, car ils ne seront jamais envoyés jusqu’ici.
Frédéric Barbier, « L'invention de l'imprimerie et l'économie des langues en Europe au XVe siècle », dans Histoire et civilisation du livre. Revue internationale, 2008, 4, p. 21-46.
(à suivre)