Les Propos de table (Tischreden) de Luther sont un titre qui se prête tout particulièrement à une analyse d’anthropologie de la communication.
Rappelons brièvement le contexte. Luther a vingt-cinq ans, lorsqu’il arrive à Wittenberg, pour y poursuivre sa formation dans la toute nouvelle université (1508). Moine augustin formé à Erfurt, il s’établit naturellement chez les Augustins de la petite ville (le bâtiment (der schwarze Kloster) a été construit quelques années auparavant). On connaît la suite des grandes étapes: les grades successivement conquis, les charges d’enseignement, et le choc des 95 thèses. Les 95 thèses sont avant toute chose un événement médiatique, qui fait de Luther, en quelques semaines, une personnalité partout connue en Allemagne. S’ouvre alors une période d’intense activité, de disputes universitaires et de rencontres multiples, de voyages, de correspondance et de rédaction de textes importants, notamment en 1520. En 1521, c’est la diète de Worms, aussitôt suivie de la retraite à la Wartburg, et bientôt du retour à Wittenberg (1522).
Une autre vie s’organise désormais: les ponts sont définitivement rompus avec Rome, une Église nouvelle va se mettre en place, dont Luther est la figure centrale. Il abandonne la tonsure, il se marie (1525), mais il demeure toujours dans l’ancien cloître des Augustins, qui lui sera remis en toute propriété en 1532. Un espace privé, certes, mais aussi un espace semi-public, voire public (c’est aussi un lieu de prêdication et d’enseignement). La table même du Réformateur n’est pas non plus un espace absolument privé: il y accueille ses proches, mais il y reçoit aussi des élèves, des collègues de l’université, certaines personnalités de la ville, sans oublier les voyageurs de passage. On compte en 1534 jusqu’à une trentaine de convives...
Arrêtons-nous aujourd’hui sur la problématique de la communication, avec l’articulation entre l’oral (des conversations), l’écrit et l’imprimé. Le détail des conversations tenues à la table de Luther nous échappe, et nous n’avons guère de moyens de reconstruire les échanges individuels et interindividuels entre les différents participants. Les récits soulignent la relative liberté de la ton, la variété des sujets abordés, le caractère parfois cru du discours… Nous sommes devant une conversation libre, touchant toutes sortes de sujets, et qui prend, comme souvent, la forme d’une manière de rapsodie de propos divers. Nous ne savons rien non plus de la communication non verbale, les gestes, les jeux de physionomie, etc.: tout au plus remarquons-nous que l’assemblée telle qu’elle est figurée par les gravures des pages de titre de Francfort se présente comme une assemblée de docteurs et d’ecclésiastiques, habillés de longues robes avec parfois des cols de fourrure. D’une certaine manière, ils s’expriment ès-qualité, et les titres de docteur, de maître, etc., ne sont jamais oubliés dans les désignations.
Nous sommes devant une manière de collège informel, par rapport auquel la génération des «apprentis», des jeunes gens, se tient debout dans un silence respectueux (il ne semble guère y avoir de dialogue intergénérationnel).
Mais voici le paradoxe. Les convives en effet, et notamment les élèves et les plus proches familiers (famuli) n’hésitent pas à prendre en note la teneur des propos du maître. La conversation se déroule en latin et en allemand, mais il est possible que les notes soient prises plutôt en latin, qui dispose d’un système plus abouti de sténographie. Ces échanges présentés comme relativement libres n’en ont pas moins une valeur communicative réelle, puisque certains participants n’hésitent pas à en conserver la teneur, sinon la lettre, et qu’ils feront plus tard l’objet d’une publication. Pour autant, ces mêmes échanges dont la valeur est reconnue, restent gratuits. L’épouse de Luther, Katharina, certainement attentive aux conditions de la vie quotidienne d’une vaste maisonnée, se plaint de la richesse de «propos de table» qui ne rapportent rien en matière d’espèces sonnantes et trébuchantes:
«Lorsque quelqu’un interrogeait le Docteur sur un passage de la Bible, Madame la Docteur se tournait en plaisantant vers lui: «Monsieur le Docteur, ne les enseignez pas gratis! Ils recueillent tant de choses déjà, [Anton] Lauterbach surtout, des masses de choses, et si profitables…»
De la communication verbale plus ou moins informelle, nous passons ainsi à la communication écrite, puis imprimée, dans laquelle est établi un autre ordre du discours, et qui vise un public considérablement plus large. Les conversations de Wittenberg sont en effet publiées pour la première fois à Eisleben, chez Urban Gaubisch, en 1566. La référence du titre renvoyant à l’Évangile de Jean, ch. VI, verset 12 (il s’agit de la multiplication des pains), assimile les paroles du Réformateur à la nourriture qui, grâce à l’imprimé, rassasiera tous ceux qui le souhaitent à travers l’espace et à travers le temps: «Lorsqu’ils furent rassasiés, [Jésus] dit à ses disciples:] Ramassez les morceaux qui restent, afin que rien ne se perde».
L’ouvrage est très vite un succès, et les éditions se succèdent, à Eisleben, à Francfort-s/M. et à Leipzig. Notons que les éditeurs, à commencer par Aurifaber, agencent leur texte selon un ordre systématique: les propos littéraux ont été largement réécrits, et leur agencement même est adapté pour faire du corpus retenu une manière de somme susceptible de fournir directions et références dans toutes les circonstances de la vie quotidienne (le paratexte comprend d’ailleurs tables et index).
Pour autant, les Propos fascinent par leur ton de relative familiarité, dont l’illustration de titre de l’édition de Francfort (1568) donne comme le reflet. Nous sommes à la fin du repas, les convives sont encore à table mais les conversations se font plus libres. Luther occupe le haut bout, et ses compagnons sont individualisés dans leur physionomie, et désignés nommément par la légende autour de l’image. Un livre fermé est posé sur la table (on vient peut-être de s’y reporter pour éclairer tel ou point de la conversation), et un rayonnage porte une dizaine de volumes sur le mur du fond: des livres d’usage quotidien, que l’on tient constamment à disposition, et qui sont rangés de la manière la plus courante à l’époque, la tranche portant éventuellement le titre manuscrit tournée vers l’extérieur. La plupart d’entre eux sont munis de fermoirs à l’allemande.
Sur la droite de l’image, nous retrouvons la petite troupe de jeunes gens qui ont sans doute participé au service, et qui écoutent respectueusement les propos échangés par leurs aînés. Comme on pouvait s’y attendre, il n’y a aucun signe d’une quelconque présence féminine. Même si nous sommes dans l’ordre la représentation symbolique et de la mise en scène, comme le suggère le rideau tendu à l’arrière-plan, la richesse de l’image ne s’en prête pas moins à une analyse très riche qui informe sur la vie quotidienne du petit groupe des premiers réformateurs, sur leurs modes de représentation en même temps que sur les conditions de communication entre les uns et les autres –et avec le public des lecteurs.
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