La perspective historique permet de mieux comprendre la géographie qui est la nôtre aujourd’hui, et qui se trouve d’abord structurée par la mise en place des frontières. Des espaces qui avaient une unité ancienne se sont souvent trouvés dissociés –on pense par exemple aux «anciens Pays-Bas»–, d’autres ont été soumis à une conjoncture que l’instauration de nouvelles frontières a parfois très profondément infléchie. C’est peu de dire que l’histoire culturelle et l’histoire du livre en ont aussi subi les contrecoups. L’exemple de la vallée de la Moselle en donne une démonstration remarquable. Après l'échec de Varrus, Rome se préoccupe au premier chef de sa frontière à l’encontre de la Germanie, laquelle correspond de fait à une ligne de défense (le limes), suivant les deux vallées du Rhin et du Danube. La fondation de Trèves, à la fin du Ier siècle avant notre ère, répond à cette problématique: nous sommes en pays celte (les Trevires) un petit peu en retrait du limes, donc relativement à l’abri, et au croisement des deux routes essentielles de Reims au coude du Rhin (Bingen / Bingium et surtout Mayence / Mogontiacum), et de Lyon (donc de Méditerranée) à Cologne (Colonia Agrippina).
Ces axes majeurs de la romanisation correspondent bien sûr à des axes commerciaux, auxquels sont aussi liés des processus comme la pénétration de l’écriture et de l’alphabétisation. La «stèle du cirque», au Musée archéologique de Trèves (vers 215 ap. J.-C.), illustre un thème largement repris dans les arts figuratifs jusqu’à l’époque moderne: il s’agit du lien entre le développement des affaires de finance et de négoce, et la maîtrise de technique d’écriture et de comptabilité. Un des petits côtés de la stèle présente en effet une scène fascinante, où nous voyons les employés apporter au patron ou à son intendant les rentrées d’argent résultant des activités conduites par celui-ci. Les sacs de pièces de monnaie sont déposés sur la table et le patron, registre en mains note le résultat des opérations.
On remarquera qu’il tient un codex, lequel est probablement constitué d’une série de tablettes de cire (ou de bois) réunies par un double lien et servant à prendre des notes avec un stylet. Détail intéressant, un deuxième personnage, debout, tient dans les mains un second codex: il peut s’agir d’un document sur lequel on a noté des opérations intermédiaires, ou d’une pièce tirée des archives comptables et à laquelle on souhaite se reporter. On sait que ces tablettes (caudex) existent à Rome au moins depuis la fin du Ier siècle, mais elles sont utilisés comme supports de documents n’ayant pas de valeur durable, des notes, des comptes, etc. La forme canonique du livre antique reste bien entendu, jusqu’au IVe siècle, celle du volumen, du rouleau, comme un très grand nombre de vestiges archéologiques en fait foi.
Les axes de pénétration sont donc aussi des axes de pénétration de l’écriture, de l’alphabétisation et des transferts culturels de toutes sortes. Le précédent billet présentait la stèle d’un ancien monument funéraire trouvé à Neumagen / Noviomagus, et mettant en scène des élèves avec leur maître (vers 180 ap. J.-C.). Nous sommes dans un milieu très fortuné, dans lequel un précepteur privé a été engagé pour former les trois fils de la maison. Or, on remarquera que le maître porte une barbe, ce qui laisse à penser qu’il s’agit d’un Grec que l’on a fait venir dans la capitale de l’Empire d’Occident. Sur un autre plan, ces voyageurs de Méditerranée orientale permettent aussi à une nouvelle religion de s’implanter plus rapidement, à savoir le christianisme.
La Table de Peutinger donne le schéma des principaux axes de communication au Bas-Empire (cf supra). Vers le Rhin, la première étape est précisément Neumagen, dont nous avons dit la richesse des vestiges archéologiques. Vers le nord, la route de Trèves à Cologne ne suit pas les grands axes fluviaux –on pourrait imaginer de descendre la Moselle jusqu’à Coblence / Confluentes, et de poursuivre par le Rhin –, mais elle pique à travers une région longtemps laissée à l’écart et oubliée, celle de l’ancien massif volcanique de l’Eifel, par les villes actuelles de Bitburg, Marmagen / Marcomagus et Zülpich (fr. Tolbiac).
L’Eifel est alors profondément romanisé, et sert de grenier à blé non seulement pour les plus grandes villes, Trèves au premier chef (nous avons dit que la population de la ville romaine a peut-être culminé à 50 000 habitants), mais aussi pour les garnisons du limes. Ce sont des activités très variées (on pense par ex. à la construction du gigantesque aqueduc destiné à alimenter Cologne), des voies de communication, des postes de surveillance (Bitburg / Beda) et des relais de courrier, des bourgs actifs, de nombreuses exploitations rurales et des domaines (villae) parfois absolument somptueux (comme à Welschbillig et à Ahrweiler: cf cliché, un domaine rural du Bas-Empire). Un monde où les échanges sont constants, où l’alphabétisation n’est pas rare, et où l’on rencontrera aussi des temples et des églises, des écoles, des livres et des bibliothèques.
Bien évidemment, l’avantage qui était celui d’une position en retrait du limes devient un élément de plus en plus négatif au fur et à mesure que la frontière craque et que le pays est soumis aux vagues successives et aux destructions: les fortifications élevées au IVe siècle témoignent du danger. Après l’écroulement, les Celtes romanisés sont submergés par les Germains, qui ne connaissent pas l’écriture et qui ne sont pas christianisés. À titre d’exemple, la situation favorable d'une petite ville comme Zülpich devient un élément négatif, quand sa position sur de grandes voies de passage en fait un lieu de confrontation: c’est à Zülpich que Clovis écrase les Alamans à la fin du Ve siècle (496), dans une bataille à l’occasion de laquelle il se serait converti au christianisme. La conjoncture ne redeviendra meilleure, dans la région, qu’aux VIIIe-Xe siècles, avec le développement des missions d’évangélisation, avec la fondation de grandes maisons religieuses, et avec la mise en place de l’Empire carolingien autour d’Aix-la-Chapelle.
Billet suivant sur Trèves et sa région
Le voyageur historien remercie grandement les musées qui, comme le superbe Rheinisches Museum de Trèves, autorisent avec la plus grande libéralité de faire des clichés (tous les clichés ci-dessus, sauf celui relatif à la Table de Peutinger, ont été pris au Musée de Trèves).
Bibliographie très générale sur l'histoire du livre: Frédéric Barbier, Histoire du livre en Occident (3e édition rev., corr. et augm. de l'Histoire du livre), Paris, Armand Colin, 2012 (p. 31 et suiv.).
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