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samedi 4 juillet 2015

Soutenance de thèse sur Descartes et ses livres

La soutenance de thèse de Madame Julia Roger, à Caen le 2 juillet dernier, a donné lieu à des discussions qui intéressent directement l’historien du livre. Le travail de Madame Roger portait sur Descartes et ses livres. L’édition comme geste philosophique. Il s’agissait de montrer comment la volonté d’être publié est essentiellement liée à la construction même de la pensée cartésienne. Selon un topos classique, Descartes se présente comme un ennemi des livres, parce que ceux-ci sont critiquables, voire néfastes, en tant que ne transmettant pas la vérité ultime. Dans le même temps, l’énoncé même du propos montre que, pour Descartes, le livre bénéficie d’un statut tout particulier: c’est précisément parce qu’il se présente sous la forme accomplie du livre imprimé que le texte devrait toujours rendre compte d'une vérité fondamentale.

On sait les choix spécifiques faits par le philosophe pour sa première publication, celle du Discours de la méthode à Leyde, chez Jan Mairé, en 1637: publier à l’étranger, mais avec un privilège royal accordé à l’auteur, et par celui-ci rétrocédé au libraire hollandais. Bornons-nous simplement à observer que la conjoncture éditoriale des années 1620-1630 est quelque peu spécifique en France, avec le procès contre Théophile de Viau et la reprise en mains des années 1623-1625: les auteurs en vue suivent des stratégies d’écriture et de publication susceptibles de les mettre à l’abri de la censure et de l’interdit.
Mais ce qui est le plus remarquable, chez Descartes, c’est le rôle qu’il adopte en tant qu’intellectuel, entendons en tant que philosophe et que penseur, et dans le même temps en tant qu’auteur attentif à toucher son public de la manière la plus efficace possible. Il donne en effet toute son attention aux conditions de publication de ses textes: choix de la langue et du titre (celui de Discours est à cet égard remarquable), jeu des caractères typographiques les uns par rapport aux autres (par ex. l’italique), préférence pour une certaine mise en pages, organisation des alinéas, développements du paratexte, dispositions prises pour l’illustration, etc. La particularité de Descartes est, en l’occurrence, celle d’attacher une grande importance moins à l’ampleur de son lectorat (toucher le plus de lecteurs possible), qu’au principe d’encadrer la lecture pour interdire toutes les interprétations erronées de ses textes.
Il est très intéressant d’observer que Descartes, lorsqu’il veut transmettre sa pensée en tant que pensée logique, développe sa démonstration selon la logique même de l’écriture alphabétique et selon l’organisation du discours: il illustre ainsi pleinement l'idée selon laquelle la rationalité «n’apparaît (…) que dans l’exercice langagier, et donc dans l’acte communicationnel» (Jürgen Habermas). La thèse développée par Madame Roger est celle selon laquelle la publication successive de ses différents titres par l’auteur (ordo edendi) reproduit le développement de la pensée cartésienne (ordo conoscendi) en tant que pensée-à-communiquer: même si l’argument nous semble trop radical, sa démonstration est l’occasion de présenter nombre d’observations et de remarques qui intéressent au premier chef l’historien du livre –sur le statut d’un auteur (d’abord anonyme) et sur le statut du public, sur les pratiques de lecture, sur la stratégie des éditions, rééditions, traductions et éventuellement contrefaçons, etc.
Le seul aspect qui fait presque complètement défaut à la thèse (mais auquel auquel l’historien du livre ne peut qu'être sensible...) concerne la problématique de la réception: les dispositifs complexes mis en œuvre par Descartes et par ses éditeurs ont-ils, en définitive, fonctionné, et dans quelle mesure? Avec Descartes, la démonstration est faite, selon laquelle l’écrit, plus encore l’imprimé, reçoit le rôle de premier forum sur lequel se développe la discussion savante: la question reste celle moins de savoir si cette discussion a effectivement eu lieu à propos de ses travaux, que de déterminer dans quelle mesure la réception des œuvres de notre auteur a été, ou non, orientée par les choix éditoriaux qu’il avait faits.
Voici donc une thèse au sens plein du terme –entendons, une thèse qui se présente, phénomène beaucoup trop rare, comme ayant effectivement une «thèse» à défendre, et qui procède sur la base d’une enquête très approfondie et conduite avec une parfaite honnêteté intellectuelle. Terminons en soulignant le fait que nous sommes, ici, devant un travail qui correspond à la définition même de l’herméneutique: considérer les énoncés (les discours) comme l’expression des intentions du locuteur / auteur ; mais aussi comme construits en vue de l’établissement d’une certaine relation entre le locuteur / auteur et l’auditeur / lecteur ; et, in fine, comme voulant exprimer et transmettre un discours à propos de quelque chose existant dans le monde. L’herméneutique, c’est l’étude du «langage au travail, c’est-à-dire [du langage] tel qu’il est utilisé par les participants pour accéder à la compréhension commune d’une chose, ou pour atteindre une même manière de voir» (Jürgen Habermas).
Une définition idéalement illustrée par l’exemple de Descartes –et par cette thèse exemplaire.

Julia Roger, Descartes et ses livres. L’édition comme geste philosophique, thèse de doctorat en philosophie, Caen, 2015, 2 vol. dactyl.
La thèse a été préparée sous la direction conjointe de Vincent Carraud, professeur de philosophie à l’Université de Paris IV, et de Gilles Olivo, professeur de philosophie à l’Université de Caen. Le jury était composé, outre les deux directeurs de thèse, de Messieurs Igor Agostini, professeur d’histoire de la philosophie moderne à l’Université du Salento (Lecce), Jean-Robert Armogathe, directeur d’études honoraire à l’EPHE, et Frédéric Barbier, directeur d’études à l’EPHE.

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