Comme dans le rêve du Grand Meaulnes, le château surgit au-dessus du jardin |
Une promenade à Chaumont (Chaumont-s/Loire) est l’occasion d’une véritable coupe sur plusieurs siècles dans la logique des systèmes de domination «à la française».
1) Nous sommes, d’abord, dans l’orbite des plus grands princes territoriaux, et de la monarchie elle-même. Sur son éperon au-dessus du fleuve, Chaumont a en effet été élevé au tournant de l’an mille, en tant que forteresse des comtes de Blois face à leurs puissants voisins d’Anjou. Mais la forteresse passe bientôt aux mains de la richissime famille d’Amboise –le cardinal Georges d’Amboise sera le propre ministre de Louis XII, et François Ier lui-même est accueilli à Chaumont. 2) Après bien des péripéties, nous voici, au XVIIIe siècle, dans une tout autre logique: château et domaine sont acquis, en 1750/1751, par les Leray, qui sont des financiers originaires de Nantes. Mais les Leray sont aussi des personnalités idéaltypiques des Lumières: grand-maître des Eaux-et-Forêts du Berry, Jacques Donatien Leray (1726-1803) est un familier du duc de Choiseul, ce qui lui permet d’être nommé gouverneur des Invalides. Il est surtout connu comme un partisan des Insurgents américains, qui à ce titre a accueilli Benjamin Franklin lui-même dans sa demeure de Passy. Parallèlement, il confie la direction de ses deux manufactures de Chaumont (poterie et cristallerie) à l'Italien Giovanni-Battista Nini, lequel réalise un ensemble extraordinaire de portraits en médaillons moulés en terre cuite. Dès 1785, le fils de Leray, dit James Leray, émigre aux États-Unis –mais il séjournera encore à plusieurs reprises à Chaumont.
3) Le troisième temps est celui de l’alliance entre la vieille noblesse –en l’occurrence, les princes de Broglie– et la nouvelle grande bourgeoisie la plus fortunée –les Say, célèbres industriels sucriers. Marie Charlotte Constance Say, l’une des plus riches héritières de France, achète le château de Chaumont en 1875, quelques mois avant que d’épouser le prince Amédée de Broglie. La jeune mariée saura faire de son domaine un des pôles les plus brillants de la vie mondaine de la Belle Époque, mais sa gestion déplorable sera à l’origine de la cession définitive de Chaumont à l’État en 1937-1938 – l’État, et aujourd’hui les autres collectivités publiques, dernier avatar des propriétaires de Chaumont…
Un mot s’impose encore, s’agissant de Chaumont: il touche, de manière paradoxale, la problématique des transferts culturels entre la France et l’Allemagne. Lorsque Madame de Staël cherche, en effet, à publier De l’Allemagne, elle se heurte à la rancœur de Napoléon: exilée hors de Paris, elle s'installe un temps chez Leray à Chaumont, où elle reçoit les épreuves de son livre, et où elle est visitée par des personnalités comme Schlegel. Mais toutes les précautions n’empêchent pas le ministre de la Police générale, Savary, de faire pilonner à Paris tout le premier tirage de l’édition de 1810 (14-15 octobre). L’auteur expliquera, en 1814:
Benjamin Franklin... en bonnet de nuit (Château de Chaumont) |
Madame de Staël ne cherche désormais plus d’issue du côté de la France: elle s'arrête d'abord à Coppet, puis elle vient à Vienne (1812), avant de gagner Saint-Pétersbourg et Stockholm, et enfin Londres (1814). Elle a emporté, en quittant Chaumont, un (peut-être deux) jeu(x) d’épreuves de l’édition de 1810, et un exemplaire du manuscrit, tandis que Friedrich Schlegel en avait déjà mis un autre jeu en sûreté à Vienne. La première édition de De l’Allemagne sera donnée à Londres en 1813, et la première édition française à Paris l’année suivante (avec la mention explicite de «seconde édition»).
La visite de Chaumont, et celle des somptueux jardins, est aujourd'hui à tous égards remarquable. On ne peut que d'autant plus regretter que le château n’expose que le fac-similé d’un exemplaire d’une édition de 1820 de De l'Allemagne (mais laquelle?), en indiquant qui plus est que ladite édition a été imprimée à Tours –hypothèse absurde dès lors que l’exil de Madame de Staël est alors terminé de longue date, mais hypothèse que l’on peut expliquer par l’intervention des grands imprimeurs-libraires Mame, pourtant établis à Paris… Quelques corrections s’imposent ici, y compris s'agissant du fait que la Bibliothèque nationale de France ne conserve évidemment (et heureusement!) pas le seul exemplaire connu de De l'Allemagne...
Anne Louise Germaine Necker, baronne de Staël-Holstein, De l’Allemagne, seconde édition, Tome premier [troisième], À Paris, chez H. Nicolle, à la Librairie stéréotype, rue de Seine n° 12; chez Mame frères, imprimeurs-libraires, rue du Pot-de-fer n° 14 (Imprimerie de Mame), MDCXIV (1814), 3 vol., [4-]XVI-348 + 387 p., [1] p. bl., [4-]415 p., [1] p. bl., 8°.
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