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vendredi 28 novembre 2014

Le "First Folio" audomarois

Nos grandes bibliothèques possèdent encore bien des ouvrages, entrés le plus souvent à l’époque de la Révolution et plus ou moins bien conservés et identifiés depuis lors. Sans revenir sur les pertes survenues à l’occasion des saisies, l’histoire chaotique des bibliothèques françaises pendant une quarantaine d’années au moins, de 1789 à la Monarchie de juillet, explique que bien des découvertes restent aujourd'hui à y faire. Les plus grandes villes, qui disposaient de professionnels ayant les compétences indispensables, ont bien évidemment été favorisées: pour autant, les plus prestigieux établissements réservent toujours des surprises au chercheur, comme avec cette identification récente, à la Mazarine, d’un exemplaire de la Bibliographie de Gesner portant une mention d’acquisition de Gabriel Naudé…
Mais dans beaucoup de cas, les compétences nécessaires pour l’identification et le catalogage des titres n’étaient pas disponibles, et la décision prise, d’ouvrir, dans chaque École centrale, un cours de bibliographie (entendons, la science des livres et des textes), n’a été appliquée que de manière exceptionnelle. Le travail d’identification est compliqué parce que l’on n’a pas toujours les usuels de références qu'il faudrait (surtout lorsque l’exemplaire à cataloguer est incomplet), même si la documentation aujourd’hui accessible par Internet a considérablement amélioré les choses. Là où les bibliothèques allemandes disposent de répertoires collectifs qui tendent à l’exhaustivité pour les exemplaires des XVe, XVIe, XVIIe et aujourd’hui XVIIIe siècles, nous en sommes encore à attendre l’achèvement des catalogues régionaux d’incunables (déposé depuis plus de trente ans, le catalogue du Nord- Pas-de-Calais n’a jamais été publié...), et le travail sur certaines richissimes collections du XVIe siècle reste pratiquement tout à faire.
Confier les collections anciennes à des spécialistes compétents, auxquels on donnera autant que possible les moyens de travailler, constitue la meilleure manière non seulement de valoriser ces fonds, mais même de les sécuriser. C’est donc avec le plus grand plaisir que nous saluons la découverte faite par notre collègue Rémy Cordonnier, conservateur à Saint-Omer, d’un exemplaire de l’édition des Œuvres de Shakespeare dite «First Folio» de 1623 conservé dans son fonds mais qui n’avait jamais été identifié.
Shakespeare est décédé depuis sept ans, quand un groupe réunissant des acteurs et des professionnels du livre (Edward Blount et Isaac Jagard) décide de s’engager dans une édition réunissant trente-six de ses pièces. Le tirage sera de l’ordre de 750, mais la mise en livre est remarquable, avec le portrait de l'auteur en frontispice, et le choix du format in-folio: il s'agit de manifester une volonté de distinction, pour un recueil de pièces de théâtre assimilées à des amusements plus ou moins «populaires». Apparemment, le prix de vente à l’exemplaire ne dépassait pas 1£. L’importance du First Folio apparaît si l’on considère que dix-huit des titres qu’il contient ne sont connus que par la tradition de cette édition. Pourtant, il ne deviendra un objet de collection et de bibliophilie que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
L’exemplaire de Saint-Omer, qui est incomplet du début (la page de titre et le portrait de l’auteur font notamment défaut), a certainement appartenu à un catholique anglais réfugié en France à l’époque de la Réforme. Saint-Omer a accueilli une communauté anglaise active, pour laquelle fonctionne un temps le «Collège des jésuites anglais» (où on crée aussi une imprimerie). Il est hautement vraisemblable que le Shakespeare de 1623 est entré, peut-être par legs, dans leur bibliothèque. Lors du départ des Jésuites, en 1762, les activités du collège se poursuivent plus ou moins, jusqu’à sa fermeture trente ans plus tard: les collections de livres confisquées sous la Révolution sont alors réunies dans les nouveaux dépôts littéraires (à Saint-Omer, au Collège français). L’étude des particularités d’exemplaire du First Folio audomarois pourra, peut-être, nous éclairer sur sa provenance, d’autant plus que l’oubli dans lequel il est resté depuis plusieurs siècles lui a évité certaines restaurations bibliophiliques qui ont aussi eu pour effet de détruire les sources éventuelles.
Terminons sur une note plus ironique: si nous sommes gré à la presse périodique de nous avoir informés de cette précieuse découverte, bien des informations données par les articles de journaux ici ou là dénotent une méconnaissance remarquable du monde du livre. La Révolution n’a pas confisqué la bibliothèque des jésuites, puisque ceux-ci avaient été chassés du royaume trente ans plus tôt; un «ouvrage» (entendons, un exemplaire) n’est pas une «deuxième édition originale»; Saint-Omer, ni même l’abbaye de Saint-Bertin, ne possédait probablement pas la «quatrième bibliothèque d’Occident» à la fin du Moyen Âge, etc. Mais il ne faut pas bouder notre plaisir: le travail des bibliothécaires contribue à enrichir le patrimoine national, comme le montre l’odyssée du Shakespeare audomarois, lequel serait le 233e exemplaire connu aujourd’hui conservé de cette édition réellement exceptionnelle. 

NB- La lecture de H. Piers, Notice historique sur la Bibliothèque publique de la ville de St-Omer (Lille, 1840) donne une idée de la situation chaotique qui a été celle des collections audomaroises, notamment à l'époque de la Révolution.

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