Pages

mercredi 14 octobre 2015

Une exposition à Chantilly

La très belle exposition consacrée par le Château de Chantilly au Siècle de François Ier nous permet de découvrir un certain nombre de pièces remarquables, présentées dans le bâtiment du Jeu de paume. Au nombre figure le frontispice du Diodore de Sicile de 1534 (ms 721: catalogue, n° 65).
La scène de dédicace est si célèbre qu’elle a pratiquement le statut de l’un des portraits «officiels» du roi. Elle remplit d'abord un objectif politique, celui d’affirmer la «distinction» culturelle et artistique du pouvoir royal: le choix du titre n’est pas anodin, puisqu’il s’agit d’un texte grec correspondant à une histoire universelle, la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile –et l’on sait toute l’attention donnée par le roi et par son entourage à la construction d’un lien direct entre la culture de l’Antiquité grecque et celle de la monarchie française du temps.
Le texte original de Diodore a déjà été traduit en latin, par Poggio Bracciolini, et publié à Bologne en 1472, édition suivie de trois autres éditions italiennes au XVe siècle, puis de deux éditions parisiennes au début du XVIe. La traduction française est établie sur le latin par Antoine Macault, secrétaire et valet du roi: elle constituerait le premier grand texte historique traduit en langue vernaculaire pour être offert au souverain.
Nous n’insistons pas sur le deuxième volet de cette démonstration politique, à savoir la scène de dédicace (en l’occurrence, il s’agit plutôt de lecture) comme l’un des temps forts de la construction de la figure du prince. L’exposition de Chantilly reprend ici la thèse parfaitement convaincante de Gilbert Gadoffre, selon laquelle il y aurait, dans le règne de François Ier, un «avant Pavie» (le temps de la jeunesse, des aventures militaires et de la figure du roi de guerre) et un «après Pavie», ou plutôt un «après Madrid» (le temps de la réflexion, et de la figure moins du roi de paix que du protecteur des arts et des lettres). Les deux volets s’articulent au demeurant, puisque le roi, en se posant comme le successeur des souverains de l’Antiquité, d’Alexandre aux Ptolémée, veut aussi s’imposer à ses concurrents européens, au premier rang desquels l’empereur.
Mais la scène du frontispice, pour reconstruite qu’elle soit par l’artiste (il s’agit non pas de Jean Clouet, mais du peintre Noël Bellemare), fonctionne aussi comme un témoignage à la fois d’une scène qui s’est réellement déroulée (même si sous une autre forme), et des rapports de force entretenus à la cour. Nous sommes en représentation, et on peut identifier un certain nombre des participants avec certitude ou, du moins, avec assez de probabilité.
Ceux-ci s’organisent en trois groupes, autour de la figure du roi, le seul  à être assis. François Ier est né à Cognac en 1494, et il a donc quarante ans en 1534. Près de lui, autour de la table, ses trois fils: le dauphin François, son fils préféré, est âgé de seize ans, mais il mourra quelques années plus tard. Le deuxième fils, Henri d’Orléans, est le futur Henri II, tandis que le cadet, Charles d’Angoulême, est représenté de dos, âgé d’une douzaine d’années. On se souviendra que le roi n’a pu se libérer de son emprisonnement espagnol que par la signature du traité de Madrid, et en livrant en otage ses deux premiers fils pour garantir l’exécution de celui-ci: les tout jeunes enfants ne reviendront en France que quatre ans plus tard (1530). 
Sur la partie gauche du tableau, ce sont les «copains» du roi, pour reprendre le terme de Gilbert Gadoffre: ils sont de la même génération, et certains d’entre eux ont été élevés avec lui, notamment à Amboise. Un très grand seigneur, d’abord, Anne de Montmorency, très proche du roi, a alors quarante et un ans. Mellin de Saint-Gelais a quarante-trois ans, il est né à Angoulême, dont son oncle, Octavien, était évêque, et il est l’aumônier du dauphin. Chabot de Brion a quarante-deux ans, lui aussi était proche du roi dans sa jeunesse, et il a été prisonnier à Pavie: en 1534, il est amiral, et gouverneur de Bourgogne.
Claude d’Urfé est le plus jeune (trente-trois ans), mais, orphelin d’une famille du Forez, il a été élevé à la cour. Sur le tableau, il se tient légèrement en retrait: sa carrière est encore à venir, même s'il sera bientôt nommé bailli du Forez. Puis il servira un temps comme ambassadeur, avant de revenir sous Henri II et d'occuper les charges les plus hautes de la cour, comme gouverneur des enfants de France et membre du Conseil. Anne de Montmorency, alors  connétable, sera le parrain d’un de ses petits-fils. On sait par ailleurs que Claude d’Urfé avait constitué une célèbre bibliothèque. 
Trois clichés: Chantilly, ms 721. © Bibliothèque du château de Chantilly

Nous passerons plus rapidement sur les personnages figurant sur la droite du tableau, et qui représentent la génération précédente. Deux d’entre eux peuvent à bon droit être considérés comme les figures inamovibles placées à la tête des affaires, à savoir le trésorier de France Florimond Robertet (?), et le chancelier, le cardinal Duprat, lequel meurt d'ailleurs l’année suivante (1535). Quant à Guillaume Budé, soixante-sept ans, il n’est devenu un proche du roi qu’à partir de 1520, mais s’est dès lors imposé comme la figure principale de l’humanisme «à la française». Rappelons qu’il est depuis 1522 le «garde de la librairie» de Fontainebleau, tandis que Mellin de Saint-Gelais sera, de son côté, nommé «garde de la librairie» de Blois après la mort du dauphin.
Nous ne saurions, bien évidemment, oublier la figure du traducteur lecteur, debout au premier plan, dans son modeste habit noir. Quant au petit singe qui regarde la scène, assis sur la table, il est l’un des symboles les plus couramment utilisés par les artistes pour symboliser la bêtise inhérente à la condition humaine –il tient, d’une certaine manière, le rôle du fou de cour. Terminons en signalant que la scène du manuscrit est reproduite en gravure dans l’édition imprimée des trois premiers livres de Diodore, donnée à Paris dès l’année suivante (catalogue, n° 66).

Gilbert Gadoffre, La Révolution culturelle dans la France des humanistes. Guillaume Budé et François Ier, préf. Jean Céard, Genève, Librairie Droz, 1997 («Titre courant»).
Le Siècle de François Ier. Du roi guerrier au roi mécène [catalogue de l’exposition de Chantilly], dir. Olivier Bosc, Maxence Hermant, Paris, Éditions Cercle d’art, 2015.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire