De Ségovie à Tarragone, le voyageur découvre des ensembles médiévaux très remarquables, qu’il s’agisse du monastère cistercien de Poblet ou de la charmante petite ville ancienne de Montblanc. Mais nous voici, à Tarragone (Tarraco), dans la capitale d’une province romaine de première importance, depuis que Cneius Cornelius Scipion en a choisi le port comme base de ses opérations contre les Carthaginois (218 av. J.-C.): la première garnison romaine s’établit sur les hauts de la ville actuelle. Il s’agit, pour Rome, de s’assurer de la suprématie maritime, donc commerciale et politique, à l’encontre de Carthage, et la gens des Scipion joue en l’occurrence un rôle essentiel: l’oncle de Cneius Cornelius obtient la construction de la première flotte romaine, et son père s’empare des îles de Corse et de Sardaigne.
Après la destruction de Carthage, au milieu du IIe siècle avant notre ère, la mer Tyrrhénienne et la Méditerranée occidentale seront romaines pour plusieurs siècles. Cette unité se retrouvera, dans une certaine mesure, lorsque les rois d’Aragon domineront successivement les Baléares (1229), le royaume de Valence (1238), la Sicile (1282) et la Sardaigne (1329). Nous avons souligné l’importance de cette petite «mer intérieure», trop négligée des historiens du livre, dans la première diffusion de l’imprimerie au XVe siècle. À l’époque romaine, la traversée d’Italie en Espagne peut ne prendre que quatre jours…
La décadence de l’Aragon, au début de l’époque moderne, sera due paradoxalement à l’union avec la Castille, qui éloigne les grands centres politiques de la côte, et à la découverte de l’Amérique, qui repousse le commerce de Méditerranée à une position secondaire.
Mais revenons à Rome. Les monuments et vestiges archéologiques aujourd’hui conservés à Tarragone souligne le rôle de la ville comme capitale de la province d’Hispanie citérieure (la province la plus étendue de l’empire), mais ils montrent toute l’importance de la représentation politique dans l’ordre établi par Rome: Tarraco servira de modèle pour un certain nombre d’autres capitales de province.
César fait du camp militaire (castrum) une colonie romaine, où Auguste lui-même réside en 26 et 25 av. J.-C., quand le réseau routier est réorganisé: depuis Narbonne, la Via Augusta rejoint l’Espagne méridionale (Gadès), en passant par Tarraco. Mais le changement principal date du Ier siècle de notre ère, lorsque la ville est dotée d’un ensemble impressionnant de bâtiments publics: avec Vespasien (70), les Hispaniques reçoivent le droit de citoyenneté latine, et on entreprend à Tárraco la construction d’un forum provincial, sur deux terrasses surplombant la mer. Les bâtiments en sont dévolus, en haut, au culte impérial (avec le temps d'Auguste, à l'emplacement de l'actuelle cathédrale), et en bas aux services de l’administration (probablement abrités dans de gigantesques galeries voûtées: cliché 1). Une vingtaine d’années plus tard, l’ensemble est complété, en contrebas, par la construction du cirque (cliché 1). Deux aqueducs, dont l’un de quarante kilomètres, alimentent alors la ville en eau.
Deux villes se dégagent ainsi du nouveau dispositif, la ville officielle, en haut, les quartiers d’habitation en contrebas –et jusqu’au port, lequel se situe en dehors des murailles. Le monumental cirque de Tarraco, que l’on visite toujours, est lui aussi construit un petit peu à l’écart des anciennes murailles.
Le Musée archéologique propose peu de vestiges relatifs à ce qui intéresse au premier chef l’historien du livre, en dehors des vestiges épigraphiques (inscriptions honorifiques, rituelles ou funéraires de toute sorte). Mais il n’y a rien de surprenant à ce que Tarraco soit très tôt touchée par le christianisme (déjà par l’apôtre Paul?), ni à ce que les admirables vestiges de villae suburbaines (avec leurs bibliothèques?) rendent témoignage à la fois d’une civilisation particulièrement raffinée (cf les mosaïques: cliché 3), et d’une ouverture précoce à la foi nouvelle. L’évêque de Tarraco se substituera un temps aux pouvoirs séculiers entrés en pleine décadence à l’époque des invasions.
À l’heure où la question de «l’héritage de l’Europe» est constamment posée, la visite de Tarragone nous donne ainsi un certain nombre de clés qui viennent éclairer notre propre histoire... dont il paraît difficile de prétendre qu’elle n’a à voir ni avec l’antiquité classique (romaine au premier chef), ni avec le christianisme.
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