Comme il est de règle pour la pensée des Lumières dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, le média principal est, dans le vice-royaume de La Plata aussi, celui de l’imprimé. Pourtant, nous sommes dans une logique spécifique, qui est celle de la périphérie: la majorité des titres doit être importée, les réseaux du livre restant trop peu développés sur place. La première librairie n’ouvre à Buenos Aires qu’en 1759, quand José de Silva y Aguar prend l’initiative de sa création, en liaison avec les activités du Collège San Carlos. En 1766, les Jésuites créent une imprimerie à Córdoba, mais ils sont chassés l’année suivante: le matériel typographique servira à équiper à partir de 1780 l’imprimerie royale des Enfants trouvés à Buenos Aires.
Dans une province éloignée des centres de décision, mais où une certaine intelligentsia se développe et soutient le processus de modernisation, on imprime d’abord les classiques de l’Église, les textes réglementaires, le cas échéant quelques pièces commandées par les autorités locales et… le plus intéressant, à savoir des périodiques. Le périodique est bien le média privilégié de la modernité, que l’on peut rédiger et éditer sur place, et qui trouvera plus facilement un public de lecteurs ou de souscripteurs et d’abonnés susceptible de financer la publication.
C’est un des représentants de l’élite créole, Manuel Belgrano, juriste formé à Salamanque et secrétaire de la Chambre de commerce (Consulado de Comerce) de Buenos Aires, qui est à l’origine du lancement du Telegrafo mercantil le 1er avril 1801 (avec l’autorisation du vice-roi, le marquis de Avilés). Le titre complet, de Telegafo mercantil, rural, politico, economico e historiografo del Rio de la Plata, annonce le programme de la feuille, et le journal, confié à l’Espagnol Francisco Cabello y Mesa (1765-1814), est commandité par la «Société patriote de ceux qui aiment [leur] pays».
Originaire de l’Estramadure, Cabello y Mesa commence une carrière militaire au Pérou, mais il s’oriente bientôt vers le droit, comme avocat, tout en lançant le premier périodique d’Amérique du Sud, le Diario curioso, erudito y comercial à Lima: il répétera l’opération après son installation à Buenos Aires en 1798. Les collaborations du Telegrafo mercantil réunissent quelques unes des grandes figures de l’époque: Belgrano lui-même, et Juan José Castelli (tous deux futurs membres de la Junte de 1810), mais aussi le P. Luis José de Chorroarín (1757-1823) ou encore Pedro Cervino (1757-1816: il collaborera ensuite au Semanario). Manuel José de Lavardén publie dans le Telegrafo, tandis que Thaddäus Haenke donne des textes relatifs à ses voyages d’exploration.
Nous sommes, avant la lettre, dans un monde qui préfigure celui des «hommes de mai», et où un certain nombre d'acteurs appartient à la maçonnerie. Nous avons vu que Chorroarín succédera à Moreno comme premier véritable directeur de la nouvelle Bibliothèque de Buenos Aires. Lavardén (1754-1809) est le fils d’un juriste qui a joué un rôle important dans l’expulsion des Jésuites: il a commencé ses études de droit à Chuquisaca, avant de les achever à Grenade, Tolède et Alcalá. Devenu professeur de philosophie au Collège San Carlos, il participe aussi à l’administration de la colonie, et déploie une activité de publicistique comme auteur de pièces de théâtre, de poésies, etc. Haenke (1761-1816) vient quant à lui de Bohème, et est un ancien étudiant de l’Université Charles de Prague: il est en Amérique du sud à partir de 1789, où il entreprend un travail gigantesque de recension scientifique –on le considère comme l’un des principaux précurseurs de Alexander von Humboldt.
Pourtant, le titre doit cesser en octobre 1802, face à la méfiance des autorités. En septembre de la même année, la succession est prise par le Semanario de Agricultura, Industria y Comercio.
L’accélération des événements au cours de l’année 1810 avec la mise en place du gouvernement de la Junte, s’appuie, comme toujours, sur la publicistique. Reprenons le fil des événements: le Cabildo (Conseil) de Buneos Aires est convoqué le 22 mai 1810 et, sous la pression de la foule, il vote le renvoi du vice-roi et l’instauration de la Première Junte. Dès le 27, une circulaire est expédiée aux autorités des autres villes, pour les informer des événements, et pour leur demander de se rallier et d’envoyer leurs représentants à Buenos Aires. Le lendemain, la Junte prend les principales dispositions organisant son administration, et, le 30, une action de grâces est célébrée pour l’installation du nouveau Gouvernement.
Enfin, la Junte lance la Gazeta de Buenos Ayres, qui correspond au modèle du journal officiel en même temps que du périodique gouvernemental (7 juin). Depuis le début du mois, un certain nombre de villes reconnaissent son autorité, l’opposition la plus dangereuse étant pendant quelques semaines celle de l’ancien vice-roi Liniers à Córdoba…
Félix de Ugarteche, La Imprenta argentina: sus origenes y desarollo, Buenos Aires, R. Canals, 1929.
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