La critique, la caricature, ou simplement le rire, sont des armes beaucoup plus dangereuses qu’on ne pourrait le penser. Beaucoup se sont essayés à les faire taire, certains ont pu ou ont cru un temps y réussir, mais toujours, la liberté de penser et de communiquer s’est à nouveau et heureusement imposée. L’attentat d’hier contre la rédaction de Charlie-Hebdo nous interpelle en tant qu’hommes, et en tant que citoyens solidaires d’une patrie qui ne se limite évidemment pas aux frontières nationales: la liberté est un principe, et ce principe concerne chacun.
En toute logique, que l’on puisse penser dans le secret de sa conscience ne dérange guère les instances de pouvoir –ou ceux qui se présentent comme telles, et qui savent à votre place ce qui vous convient (le projet même du totalitarisme). Sur le plan historique, le problème de définir qui peut s’exprimer, sur quel sujet et sous quelle forme, prend une dimension complètement nouvelle dans la seconde moitié du XVe siècle, avec la révolution des médias et l’invention d’un marché –et d'un public de lecteurs.
Les institutions religieuses et politiques s’inquiètent bientôt de mettre des barrières à la production et à la diffusion des textes et des images. La célèbre «Affaire des Placards», à Paris, marque un temps de rupture après lequel le régime, scandalisé, se tournera vers une politique plus répressive et moins intelligente, avec l’appui de la Sorbonne et du parlement. Les premiers bûchers s’allument bientôt place Maubert, tandis que certains des plus grands professionnels de la «librairie» abandonnent la capitale pour se mettre à l’abri et continuer à travailler à Genève, à Bâle, ou encore à Francfort-sur-le-Main.
Car la délocalisation fonctionne déjà comme un recours: si l’Allemagne invente la publicistique moderne, avec la masse de ses Flugschriften (les «pièces» et autres feuilles volantes et caricatures), c’est que le système du Saint-Empire impose à des pouvoirs politiques de plus en plus autonomes de constamment négocier les uns avec les autres, et avec l’Empereur. L’essor de la contrefaçon s’appuiera sur les mêmes logiques de délocalisation, qui font la fortune des libraires du siècle d’or hollandais. Condorcet, dans son Esquisse, expliquera d'ailleurs qu’une des garanties de la liberté de pensée tient au fait que, quelles que soient les mesures prises pour interdire la diffusion de contenus jugés subversifs, il se trouvera toujours, ici ou ailleurs, un espace si minime soit-il pour maintenir la flamme (voir: Sébastien Brant et la Stasi).
Paradoxalement s'agissant de comportements d'une extrême violence, ce sont la peur et la lâcheté qui inspirent l’intolérance et qui suscitent la répression: la peur d’avoir tort, la peur d’être ou de paraître ridicule, la peur d’être un homme (ou, ce qui est la même chose, la peur de ne pas en être un), la peur de perdre une position de pouvoir, la peur de s’appauvrir, et plus généralement, la peur fondatrice, la peur essentielle, qui est celle de chacun seul face à lui-même et face à la mort. Le rire, que nous avons laissé de côté dans ce billet à la fois profondément triste et profondément optimiste, est d’autant plus dangereux qu’il est le recours de celui qui veut comprendre et qui, toujours seul, cherche son chemin. Il est comparable à la danse, «la danse au dessus de l’abîme», pour reprendre la magnifique formule d’un autre auteur et intellectuel, Stephan Zweig, mort de désespoir, lui aussi au nom de la liberté, voici deux générations déjà.
Nous nous inclinons aujourd'hui sur le souvenir d'hommes de courage. On vous tue pour vous faire taire (combien d’autres depuis Stephan Zweig?): parce que c’est notre rôle, notre raison d’être, et notre honneur, nous continuerons toujours à chercher, à parler, et à écrire.
Au passage, nous conseillons l’adaptation théâtrale, devenue encore plus tristement d’actualité, de La Partie d’échecs, texte posthume de Stephan Zweig en ce moment en représentation à Paris.
PS- Merci à tous nos amis qui, surtout de l'étranger, nous ont manifesté leur sympathie et leur compassion.
Je suis Charlie.
RépondreSupprimerMerci pour ce magnifique billet.
RépondreSupprimerChacune est concernée: Je suis Charlie.
Livia Castelli
L'Angleterre, ainsi que tout le monde civilisé, partage votre sentiment. Je suis Charlie.
RépondreSupprimerStephen Bamforth
Je suis Charlie.
RépondreSupprimerMarie-Claire Boscq
Merci, Frédéric, pour ce beau billet.
RépondreSupprimerJe suis Charlie.
Anne-Marie Bertrand
Cher Frédéric,
RépondreSupprimerJ'ai essayé de mettre un commentaire à ce beau billet de blog que vous avez fait paraître mais je n'y parviens pas, il semble s'effacer dès que je tente de le publier.
Le voici pour vous seul donc mais vous en êtes bien dans mon esprit le destinataire principal :
"Songez que le jour où, après trente années de développement intellectuel et d'initiative par la pensée, on verrait ce principe sacré, ce principe lumineux, la liberté de la presse, s'amoindrir au milieu de nous, ce serait en France, ce serait en Europe, ce serait dans la civilisation tout entière l'effet d'un flambeau qui s'éteint !"
Victor Hugo, Sur la liberté de la presse. Discours à l'Assemblée nationale, 11 septembre 1848
Merci Frédéric pour votre billet de blog.
Nous sommes Charlie.
Marianne Pernoo
Nous sommes tous Charlie, bravo pour le billet!
RépondreSupprimerMarisa