La «Bibliothèque des chemins de fer» est la collection emblématique par laquelle est entériné, en France, le rôle nouveau de l’éditeur en tant qu’acteur central du champ littéraire à l’époque de l’industrialisation de la «librairie». Son projet est élaboré par Louis Hachette, sur le modèle anglais, à la suite de sa visite à l’exposition de Londres de 1851: il s’agit de produire des volumes standardisés, tirés à 3000 exemplaires, tous à un prix modéré (de 0,50f. à 2,50f.), et qui soient aisément reconnaissables grâce à la couverture homogène de chaque série (rouge pour les «Guides», etc., et verte pour la série «Histoire et voyages»). Leur format doit en faire la lecture privilégiée des nouveaux voyageurs et autres «touristes». Hachette travaille sur la base de contrats d’exclusivité signés avec les compagnies ferroviaires: les premiers sont passés en 1852 avec la Compagnie du Nord, les autres suivent progressivement avec les autres compagnies.
Mais Hachette institue aussi, avec sa «Bibliothèque», le principe selon lequel l’éditeur est le donneur d’ordres: c’est lui qui passe commande à l’auteur, dont il encadre l’écriture dans un format préétabli (nombre de pages, etc.). À la même époque, Lamartine (1790-1869) se trouve précisément confronté à de difficiles problèmes d’argent: Hachette, qui vient de lancer sa «Bibliothèque», est attentif à se constituer un fonds de titres, et souhaite s’attacher une figure très connue sur le plan littéraire. Il offre 6000f. à Lamartine pour plusieurs titres à intégrer dans la nouvelle collection –parmi les autres titres achetés, celui d’un Christophe Colomb, le second grand « découvreur » du XVe siècle. Avec sa «Bibliothèque», Hachette réoriente en profondeur sa maison qui, de spécialisée dans l’édition scolaire, s’imposera désormais aussi en tant que maison «littéraire».
Le texte du Gutenberg a déjà été publié dans Le Civilisateur, publication lancée par Lamartine l’année précédente: le projet d’une Histoire de l’humanité par les grands hommes vise un objectif d’éducation populaire, et sa première année présente les figures de Jeanne d’Arc, Homère, Bernard Palissy, Christophe Colomb et Gutenberg. Quant au texte lui-même, il n’a aucune valeur historique, mais reprend, sur un mode lyrique, une manière d’histoire des idées (la parole, l’écriture, etc.) aboutissant à l’entrée en scène du héros –ce que signale d’ailleurs la critique de la Bibliothèque universelle de Genève (t. XXV, 1854, p. 283-284: «M. de Lamartine nous est apparu plutôt en poète qu’en historien»). Pour Lamartine, Gutenberg a découvert à Harlem la technique de l’imprimerie xylographique, dont il s’inspire pour son invention faite à Strasbourg. Sa figure est celle d’un prophète, qui non seulement met au point l’imprimerie, mais en connaît immédiatement toutes les conséquences:
Dans son sommeil troublé et imparfait il eut un rêve. Ce rêve, il le raconta lui-même ensuite à ses amis. Ce rêve était si prophétique et si près de la vérité, qu’on peut douter, en le lisant, si ce n’était pas autant le pressentiment réfléchi d’un sage éveillé que le songe fiévreux d’un artisan endormi.
Voici le récit ou la légende de ce rêve, telle qu’elle est conservée dans la bibliothèque du conseiller aulique Beck:
Dans une cellule du cloître d’Arbogaste, un homme au front pâle, à la barbe longue, au regard fixe, se tenait devant une table, la tête dans sa main ; cet homme s’appelait Jean Gutenberg. Parfois il levait la tête, et ses yeux brillaient comme illuminés d’une clarté intérieure. Dans ces instants, Jean passait ses doigts dans sa barbe, avec un mouvement rapide de joie. C’est que l’ermite de la cellule cherchait un problème dont il entrevoyait la solution. Soudain Gutenberg se lève, et un cri sort de sa poitrine: c’était comme le soulagement d’une pensée longtemps comprimée.
Comme pour Claude Frollo dans Notre Dame de Paris, Gutenberg prend chez Lamartine la figure romantique du docteur Faust.
Alphonse de Lamartine, Gutenberg inventeur de l’imprimerie, par A. de Lamartine (1400-1469),
Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, rue Pierre Sarrasin, n° 14, 1853,
[4-]49 p., [3] p. bl., in-16 (Imprimerie de Ch. Lahure (ancienne maison Crapelet), rue de Vaugirard, 9, près de l’Odéon).
(«Bibliothèque des chemins de fer. Deuxième série : Histoire et voyages»).
Vicaire, IV, col. 1017.
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