On parle beaucoup, en ce moment (disons, on parle… dans certains cercles quelque peu spécialisés) de l’Institut Warburg de Londres, dont le sort paraissait indécis il y encore quelques mois (et dont le sort reste d’ailleurs incertain, une décision de justice pouvant toujours en remplacer une autre).
L’Institut Warburg intéresse bien entendu au premier chef les spécialistes d’histoire de l’art et d’histoire de la civilisation, mais il intéresse aussi les historiens du livre et des bibliothèques. Plusieurs plans peuvent être privilégiés pour une brève présentation du dossier. Le personnage, d’abord: comme très souvent, l’étude micro-historique (une famille, une biographie, etc.) construit comme le miroir d’une époque, et nous informe très puissamment sur des phénomènes beaucoup plus larges. À la naissance d’Aby Warburg, en 1866, nous sommes à Hambourg quelques années avant l’unification allemande sous l’égide de la Prusse. L’environnement est celui de la plus puissante «ville libre et hanséatique», politiquement autonome, d’orientation protestante libérale, tournée vers la modernité et enrichie par une situation géographique au débouché de l’Elbe qui en fera à la fin du XIXe siècle le grand port de la seconde puissance mondiale, l’Allemagne wilhelminienne.
À Hambourg, nous sommes aussi sur une frontière, aux portes du royaume de Danemark (jusqu’à la Guerre des duchés, Altona est au Danemark), et en relations constantes avec les Pays-Bas, avec les Îles britanniques, et avec l’outre-mer. Les liens de toutes sortes entre Hambourg et Londres sont tout particulièrement denses (comme les administrateurs français ont pu s’en rendre compte, sous le Premier Empire, lorsqu’ils se sont employés à imposer la stratégie du blocus continental à ce qui était pour un temps devenu la nouvelle préfecture du nouveau département des Bouches-de-l’Elbe). Rapidement, les États-Unis deviennent aussi un partenaire privilégié.
Le milieu des Warburg est pleinement intégré à cet environnement transnational et polyglotte. C’est celui d’une famille fortunée de la communauté juive, dont l’activité est traditionnellement celle de la «haute banque», mais au sein de laquelle le capital culturel jouit toujours d’un statut privilégié (on pourrait évoquer une autre famille de banquiers juifs hambourgeois du premier XIXe siècle, celle des Heine). La tradition rapportée veut que, alors qu’il a treize ans, en 1879, le jeune Aby propose à son cadet de prendre plus tard les rênes de la banque, pendant qu’il se consacrerait quant à lui à l’étude, et qu’il constituerait une collection de livres que la banque, précisément, permettra de financer.
Sept ans plus tard, voici Aby étudiant, d’abord à Bonn et à Munich, mais surtout, en 1889, à la nouvelle Université impériale de Strasbourg –une institution au statut très particulier, puisqu’elle constitue la seule fondation d’un établissement d’enseignement supérieur général en Allemagne depuis les premières décennies du XIXe siècle, et qu’elle bénéficie, comme Université du nouveau Reichsland et comme vitrine de la réussite allemande, de moyens financiers et humains exceptionnels. C’est à Strasbourg que le jeune homme soutient en 1892 son doctorat, avec une thèse consacrée aux «Représentations de l’Antiquité dans la première Renaissance italienne d’après l’exemple de Botticelli» (Sandro Botticellis Geburt der Venus und Frühling. Eine Untersuchung über die Vorstellungen von der Antike in der italienischen Frührenaissance). La thèse, très innovante de par sa réflexion entièrement tournée vers la problématique des
influences, des transferts et de l’interdisciplinarité, sera soutenue sous la direction de Hubert Janitschek (en place de Carl Justi, professeur à Bonn), et publiée en 1893, alors que l'auteur va bientôt entreprendre une série de voyages d’étude, d’abord à Florence, puis aux États-Unis.
La méthode de Warburg est directement liée au livre et à la bibliothèque. Selon la bonne tradition classique, la bibliothèque constitue pour lui comme la matérialisation d’une «Histoire littéraire» (Historia litteraria) qui se donne elle-même à comprendre comme une histoire de la civilisation (alld: Kultur) et de la construction de la pensée. La bibliothèque est, au sens premier du terme, le laboratoire du chercheur, et c’est dans cette perspective que Warburg entreprend de constituer à Hambourg sa propre collections de livres, collection qui sera bientôt transmuée en institut de recherche… avant d’être mise à l’abri à Londres à l’époque de la montée du nazisme.
Mais l’accumulation des livres n’est pas tout, et c’est dans l’environnement spécifique de la Bibliothèque universitaire et régionale (Universitäts-und Landesbibliothek) de Strasbourg que Warburg élabore l’essentiel de sa méthode de travail, qui se fonde d'abord sur une méthode de classement des livres. Après la destruction des richissimes bibliothèques de Strasbourg dans le bombardement du Temple Neuf en 1870, on entreprend très vite de reconstituer des collections livresques les plus importantes possible. L’opération est conduite sous la direction de Karl August Barack, nommé à la tête de la nouvelle institution, et la bibliothèque est d’abord abritée dans une partie de l’ancien Palais-Rohan, où s’installe aussi l’Université. Le cadre de classement systématique a été mis au point par le «premier bibliothécaire», le philologue et orientaliste Julius Euting, sur le modèle de la Bibliothèque universitaire de Tübingen où lui-même a exercé pendant quelques années.
Dans le Palais-Rohan, les pièces disponibles sont souvent relativement petites (on parlera de «cellules»), de sorte que la mise en place d’une topographie des volumes suivant leur systématique aboutit à réunir, dans chaque pièce, de petites collections organisées autour d’un certain thème, mais qui se prêtent à toutes sortes de mises en relations inattendues. Comme il est de règle en Allemagne, un point décisif réside dans la possibilité pour les enseignants et pour les étudiants les plus avancés d’accéder directement aux exemplaires (donc aussi, de changer de salle de consultation): à chacun de partir à la découverte, de construire son propre itinéraire de recherche, et d’expérimenter des associations d’idées et des hypothèses auxquelles il n’aurait jamais pensé a priori.
La mise en place de la systématique, sa superposition à la topographie, et surtout l’accès direct aux rayons, sont les trois éléments que Warburg mettra en œuvre dans sa propre bibliothèque, transformée en centre de recherche en 1926, sur quatre étages, avec le choix d’un dispositif architectural qui prend la forme d’une élégante ellipse (cf cliché). La bibliothèque de Warburg constitue «l’expression la plus vivante et convaincante» (Ernst Gombrich) du rêve de son créateur, d’une Kulturwissenschaft (science de la civilisation) unitaire. Mais le temps n’est bientôt plus à la liberté de recherche et, quatre années à peine après la mort de Warburg, la bibliothèque sera discrètement transportée à Londres (1933). Souhaitons lui bon vent, et qu’en nos débuts du XXIe siècle nous ne défassions pas ce que les nazis n’ont pas pu détruire. Signalons aussi que la tradition de Warburg se retrouve dans quelques autres (trop rares) institutions comparables, notamment dans la Bibliothèque de Wolfenbüttel telle qu'elle a été conçue comme centre d'histoire du livre et de la civilisation par celui qui l'a réellement fondée une seconde fois, à savoir Paul Raabe.
Aby Warburg, Sandro Botticellis »Geburt der Venus« und »Frühling«. Eine Untersuchung über die Vor- stellungen von der Antike in der italienischen Frührenaissance
Positions : Inaugural-Dissertation, [Frankfurt a./M.], [s. n.], [1892].
Édition complète : Hamburg, Leipzig, Voss 1893.
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