Dom Calmet dans sa bibliothèque |
Tout ceci, qui est attendu, est évidemment exact, mais insuffisant: on trouve en effet de plus en plus souvent, dans d’anciennes maisons religieuses plus ou moins isolées et dans un nombre croissant de châteaux à la campagne, des collections de livres soigneusement entretenues, régulièrement actualisées et dont les aménagements font parfois l’objet de travaux importants. L’intégration géographique sensible dès la fin du XVIIe siècle fait que, même loin de la grande ville, les relations se font plus régulières, et qu’il est désormais possible de s’informer assez rapidement sur les nouveautés éditoriales, pour le cas échéant les faire venir. Le fait que, dans ces petites villes de province, voire dans le plat pays, les amateurs de livres, abbés ou représentants de la noblesse, s’inscrivent parmi les catégories sociales privilégiées fait que, paradoxalement, ils disposent pour leurs achats éventuels et pour l’entretien de leur bibliothèque, de sommes parfois considérables.
Nous insistions, dans notre dernier billet, sur le rôle stratégique de certaines petites vallées vosgiennes assurant un passage plus aisé entre le haut pays de Lorraine et la plaine d’Alsace. Nous voici à la fin du XVIIe siècle: «A quelques lieues de Lunéville, le voyageur [Dom Thierry Ruinart] trouva un autre pays…», avant de s’enfoncer au long de la vallée de la Meurthe pour remonter vers le col de Saales.
Nous sommes ici en pays de mission, avec des maisons comme celles de Moyenmoutier ou encore, dans une petite vallée secondaire, de Senones. C’est en montant dans ces «solitudes» successives que Dom Calmet (qui était né à Commercy) se retirera pour y accomplir une grande partie de sa carrière.
Il n’y a pas à s’arrêter ici sur l’œuvre érudite de Dom Calmet (1672-1757), célèbre déjà en son temps pour ses travaux de philologie et d’exégèse, mais aussi d’histoire régionale, mais nous voudrions insister sur son action dans le domaine des bibliothèques. Dom Calmet, qui a étudié à l’université de Pont-à-Mousson et dans un certain nombre de maisons de son ordre, et qui a séjourné un temps à Paris, est en effet un familier des bibliothèques. Nommé abbé de Senones en 1728, il consacrera la dernière partie de sa vie à l’administration de sa maison, dont il s’attache à accroître les propriétés et dont il achève la reconstruction.
On sait que la célébrité de la bibliothèque de Senones y avait déjà attiré Mabillon, qui y séjourne en 1696 avant de passer en Alsace (voir les Anecdota alsatica). Des aménagements y avaient déjà été entrepris par les deux prédécesseurs de Dom Calmet, les abbés Pierre Alliot et Mathieu Petitdidier. A partir de 1735, Dom Calmet fait installer des boiseries et des grillages pour le nouveau « cabinet », où sont présentés et conservés un certain nombre de curiosités, des monnaies et médailles anciennes, et les manuscrits et imprimés les plus remarquables de la bibliothèque: il s’agit probablement de rayonnages muraux formant des placards fermés par des portes grillagées à serrures.
Parallèlement, l’abbé enrichit les collections, soit en acquérant des ensembles en bloc, soit en faisant venir les nouveautés par le biais de correspondants, dont le libraire Debure à Paris : il
destinait chaque année une certaine somme à cet usage, & il n’a pas cessé pendant toute sa vie d’enrichir sa bibliothèque d’excellens livres, qu’il faisoit venir de Paris, d’Italie & d’Allemagne.
Le recours aux archives montre que la «somme» dont il est question s’élève ordinairement à 1000 livres. Parmi les acquisitions faites en bloc, citons, en 1736, le «médailler de M. de Corberon», à Colmar, acheté pour 3000 livres, puis, en 1744, le «cabinet de M. Voile», pour la même somme. Le catalogue est repris à partir de 1737, comme en témoignent les mentions datées figurant sur un certain nombre d’exemplaires.
Ces enrichissements successifs expliquent que de nouveaux travaux devront bientôt être réalisés dans la bibliothèque, pour un marché considérable (18 000 livres), à partir de 1748: c’est que la «galerie» doit être agrandie d’un tiers, pour accueillir ce qui devient l’une des plus importantes collections de Lorraine. Quatre ans plus tôt, Dom Calmet notait avec satisfaction que « l’on a achetté quantité de livres » tandis que, en 1755, il signale encore:
On a achevé le grand catalogue de nos livres tant celui des matières que le catalogue des auteurs par ordre alphabétique. Cet ouvrage a exigé près de deux ans de travail au R.S. coadjuteur [en l’occurrence, Dom Fangé, neveu de l’abbé, auquel il succédera plus tard].
Malgré la réalité d’un commerce culturel qui inscrit pleinement l’abbaye dans les réseaux européens des Lumières (Voltaire lui-même est à Senones en 1754), nous sommes pourtant bien dans un «désert». Lorsque Dom Ruinart, chez qui l’érudit religieux se double d’un touriste avant la lettre, quitte l’abbaye pour gagner l’Alsace, il suit la vallée du Rabodeau pour monter vers le Donon:
Nous partîmes de Senones le 16 [septembre], suivant des chemins qui n’en étaient pas: allant à travers les pierres et les roches, tantôt à pied, tantôt à cheval, nous parvînmes par-dessus une suite de montagnes à la plus élevée de toutes, et nous nous trouvâmes dans une vaste plaine (…): ces lieux se nomment chaumes (…). Après avoir visité ces lieux sauvages, nous descendîmes aux mines de fer. Elles se trouvent aux pieds de la montagne dont le sommet porte le château de Salm...
Note bibliographique
Voyage littéraire en Alsace au dix-septième siècle, par Dom Ruinart…, trad. Jacques Matter, Strasbourg, F.-G. Levrault, 1826.
F. Dinago, Histoire de l’abbaye de Senones. Manuscrit inédit de Dom Calmet…, Saint-Dié, Bull. Sté philomatique vosgienne, [s. d.].
Marie-José Gasse-Grandjean, Les Livres dans les abbayes vosgiennes du Moyen Âge, préf. Michel Parisse, Nancy, P.U.N., 1992.
Sur un blog qui se veut référence en son sujet, il est étonnant que votre article ne mentionne ni le titre ni les apports de l'excellente thèse d'Aurélie Gérard, Dom Augustin Calmet et l'abbaye de Senones : Un milieu littéraire (D. Guéniot, 2012).
RépondreSupprimerChère collègue, Merci de votre courriel. Non, nous ne cherchons nullement à servir de référence: ce blog n'est qu'une forme de conversation aimable et sans aucune obligation de quelque ordre que ce soit. Nous vous sommes reconnaissants d'y avoir participé d'une manière aussi érudite, comme il se doit étant donné le sujet. FB
RépondreSupprimerNous sommes ici en pays de mission, avec des maisons comme celles de Moyenmoutier ou encore, dans une petite vallée secondaire, de Senones. C’est en montant dans ces «solitudes» successives que Dom Calmet (qui était né à Commercy) se retirera pour y accomplir une grande partie de sa carrière.
RépondreSupprimer- Pays de mission ? les moines s'y étaient installés au 8ème siècle !
- Moyenmoutier ou encore, dans une petite vallée secondaire, de Senones.: Moyenmoutier et Senones sont dans la même vallée, celle du Rabodeau, à une distance de 5 km