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mercredi 26 février 2014

Géographie et histoire du livre: la rive gauche du Rhin

Contrairement à ce que pensent les étudiants candidats à un diplôme universitaire ou au concours d’une grande école, l’histoire n’est pas une science abstraite, détachée des réalités du présent. Bien au contraire, si l’historien est nécessairement un homme de son temps, il ne construit cette «actualité» que par rapport à la connaissance qu’il peut avoir du passé. Dans ce cadre, la dimension chronologique (l’épaisseur du temps) est absolument décisive, mais nous voulons surtout insister ici sur la dimension spatiale –celle de la géographie.
La pratique, traditionnelle en France, d’associer l’enseignement de l’histoire et celui de la géographie (à défaut de la géographie historique) nous semble à cet égard tout-à-fait bénéfique: phénomènes et événements historiques doivent être contextualisés, et le cadre spatial joue à tous les niveaux un rôle clé. Une bonne part des problèmes auxquels l’Europe d’aujourd’hui est confrontée (pour ne rien dire de l’Afrique) ne vient-elle pas des choix faits par les vainqueurs de 1918? Les tout récents événements d’Ukraine attirent encore l’attention sur les spécificités d’une géographie politique, la nôtre, trop souvent disjointe de son passé. La déconstruction des empires multinationaux, l’Autriche-Hongrie mais aussi la Turquie après 1918, ouvre un temps d’instabilité pour des régions entières, comme la Galicie et sa capitale de Lemberg / Lvov, aujourd’hui ukrainiennes mais longtemps ballotées entre des entités constamment reconfigurées. A certains égards, nous n’avons pas encore pu refermer la liquidation de ces phénomènes trop souvent ignorés.
La première géographie de l'Eglise sur le Rhin.
Arrêtons-nous maintenant sur le cas emblématique de la rive gauche du Rhin moyen, et de l’Alsace. Cette région est pratiquement aux portes de la Romania jusqu’au départ des derniers contingents légionnaires au début du Ve s. La grande route est d’abord, tout naturellement, celle de la Méditerranée et de la ligne des «quatre rivières» conduisant de Marseille au Rhin par le Rhône (Lyon), la Saône et la Moselle. C’est la route du pouvoir (Trèves, un temps capitale impériale), la route du commerce, mais aussi celle des idées, des croyances, des savants –et des livres. Elle est l’une des grandes voies de la christianisation, et les bibliothèques de Trèves attirent de toutes parts les savants: avant de partir pour l’Orient, Jérôme vient, lui aussi, à Trèves pour y recopier certains traités d’Hilaire de Poitiers (milieu du IVe s.).
Cette géographie se trouve progressivement reconfigurée, à partir du VIe s., sous l’influence de deux grands facteurs.
1) Le premier concerne l'organisation de l’Eglise, avec le réseau des sièges épiscopaux de Strasbourg, Spire (Speier), Worms, Mayence (Mainz) et Metz, et du siège archiépiscopal de Trèves (Trier). Plus tard, la christianisation s’étendra, par phases successives, à la rive droite du Rhin, jusqu’à hauteur de Salzbourg, le nouvel ensemble étant alors placé sous l’autorité de l’archevêque de Mayence, primat de Germanie et archichancelier de l’Empire. Des maisons régulières de toute première importance sont successivement fondées –Lorsch, Saint-Gall, Murbach, surtout Reichenau et, plus tard, Fulda. Il est inutile d’insister sur le rôle décisif de ces différentes institutions dans le domaine du livre et des bibliothèques.
2) Le second facteur est d’ordre politique: la montée en puissance de la famille des Pippinides, devenue celle des Carolingiens, culmine avec l’organisation de l’Empire autour d’Aix-la-Chapelle (Aachen). Les comtes et les ducs, mais surtout les évêques, archevêques et abbés, forment la hiérarchie de la haute administration. Il est fascinant de voir ces prélats remarquables être appelés à l’école du Palais d’Aix, puis dépêchés dans leurs différents postes successifs, où ils auront notamment à restaurer la vie de l’Eglise et à impulser un travail d’étude appuyé sur les manuscrits copiés dans le cadre de la Renaissance carolingienne. La bibliothèque de Murbach, étudiée de manière exemplaire par Georges Bischoff, constitue une collection très riche, tandis que le célébrissime «Plan de Saint-Gall» réserve à la bibliothèque de l’abbaye (Reichenau?), au début du IXe siècle, un local de quelque 150m2.
Alors que les routes de Méditerranée perdent progressivement de l’importance par rapport à la situation de l’Empire romain, la géographie de la rive gauche du Rhin se dilate ainsi progressivement vers la rive droite du grand fleuve, et vers le Danube. Elle s’insère peu à peu dans un nouvel ensemble en cours d’affirmation, celui de la Francia orientalis, laquelle absorbe bientôt l’ancienne Lotharingie –un ensemble par rapport auquel la Francia occidentalis (la France au sens moderne du terme) sera désormais de plus en plus souvent en concurrence.
Dernière étape que nous voulons signaler aujourd’hui. Il semble tout naturel de considérer le Rhin comme un axe majeur de circulation nord-sud au niveau européen. Mais l’ouverture, qui fera qu'il se substituera définitivement à la route ancienne de la Moselle, se fait d’abord vers le sud, avec le passage du Saint-Gothard (1239) comme voie directe vers les grands lacs italiens, la Lombardie, et Venise. Au nord, le débouché maritime, qui paraît évident, reste encore plus longtemps problématique, hypothéqué qu’il est par la nature amphibie de la région: non seulement les deltas sont mal fixés et dangereux (l’Escaut, la Meuse et le Rhin), mais une grande partie du pays reste soumise à un risque majeur de submersion marine.
La géographie des Frères de la Vie commune, autour des "anciens Pays-Bas"
Ce n’est que progressivement que les «anciens Pays-Bas» s’organisent et se structurent jusqu’à s’imposer comme un des pôles  de la démographie, mais aussi de la vie économique et financière modernes de l’Europe (XIVe siècle). De Cologne à Kempen, à Zwolle, à Liège, à Bruxelles et à Bruges, c’est le temps d’invention d’une civilisation urbaine dense, et plus sensible à l’inquiétude mystique: on sait le rôle de cette devotio moderna et des Frères de la Vie commune dans la diffusion des textes et des images, et dans l’élaboration d’un rapport nouveau à l’écrit. La rive gauche, jusqu'au coude du Rhin, est bientôt touchée par ce mouvement.
L’invention même de Gutenberg, au milieu du XVe siècle, se produira précisément entre Mayence, Strasbourg et Bâle, dans cette même géographie qui s'affirme ainsi comme épicentre de la modernité européenne. Bref, si le Rhin est couramment désigné aujourd'hui comme la dorsale de l'Europe, c'est en réalité au fil d'une série de reconfigurations géo-historiques qui se sont développées au cours des siècles, et qu'il reste toujours précieux de pouvoir repérer et analyser, par exemple –pour l'histoire du livre.

Orientation bibliographique.
Frédéric Barbier, «La librairie en Galicie (1772-1914)», dans La Galicie au temps des Habsbourg (1772-1918). Histoires, sociétés, cultures en contact, dir. Jacques Le Rider, Heinz Rachel, Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2010, p. 231-261 («Perspectives historiques»).
Georges Bischoff, «Un monastère sans livres est une prairie sans fleurs. Bibliothèque et études à l’abbaye de Murbach sous l’abbatiat de Barthélemy d’Andlau (1447-1476)», dans Sources, [Strasbourg], 2013, 2, p. 13-37.
Frédéric Barbier, L’Europe de Gutenberg. Le livre et l’invention de la modernité occidentale (XIIIe-XVIe siècle), Paris, Librairie Belin, 2006, 364 p. («Histoire et société»).
(Les cartes sont extraites de l'Atlas zur Kirchengeschichte, Freiburg [et al.], Herder, 1970).

1 commentaire:

  1. On voit bien que les expéditions envers Strasbourg produisent déjà des belles images et des observations sages. Milles mercies... Marisa

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