Sans qu’il s’agisse en rien de mettre les phénomènes sur le même plan, force est de constater que les motivations fondant le contrôle et, éventuellement, la destruction des livres, sont très diversement argumentées. Le poids historique de la religion est fondamental, avec l’institution de l’Index librorum prohibitorum par le Concile de Trente. Confrontée aux bouleversements induits par la révolution gutenbergienne, l’Eglise élabore les institutions et les pratiques qui doivent lui permettre de contrôler le changement. Pour autant, l’Index n’empêchera pas la circulation des livres interdits, y compris dans le monde catholique, et l’on n’aura garde d’oublier que le contrôle n’est pas l’exclusivité de la seule Eglise de Rome.
Un exemplaire "cancellé" (© Bibliothèque de l'Univ. catholique de Milan) |
L’argument des convenances est plus difficile à déconstruire, parce qu’il renvoie à la catégorie éminemment changeante de «ce qui se fait»… ou non. Impossible de ne pas mentionner la pornographie, dont l’effet subversif est paradoxalement plus limité aujourd’hui, du moins en Occident, par suite de sa banalisation. La section «Enfer», où la communication des titres sera soumise à certaines conditions, perd de son importance dans les bibliothèques, à une époque où l’imprimé n’est certes plus le premier vecteur de ce type de contenus (dont la typologie est elle-même très large).
Lié aux convenances, voici tout le domaine de la censure implicite. Elle sera le cas échéant pétrie de bonnes intentions, avec le principe ancien selon lequel tous les livres, et tous les textes, ne sont pas à mettre entre toutes les mains (c’est le choix de l’Index). Les lecteurs ayant un bagage culturel insuffisant, et surtout les femmes et les enfants, constitueraient par définition des groupes qu’il faut protéger. Trois cents ans plus tard, l’exemple d’Emma Bovary s’impose toujours comme idéaltypique:
Donc, il fut résolu que l'on empêcherait Emma de lire des romans (…). [Mme Bovary mère] devait, quand elle passerait par Rouen, aller en personne chez le loueur de livres et lui représenter qu'Emma cessait ses abonnements. N'aurait-on pas le droit d'avertir la police, si le libraire persistait quand même dans son métier d'empoisonneur?
Seconde remarque: les contraintes économiques aussi exercent une fonction de censure, en donnant à certains auteurs, à certains textes –et à certains lecteurs– accès, ou non, aux canaux de production et de distribution. Les théoriciens de la reproductibilité soulignaient déjà que, dans un environnement moins favorisé, on n’a accès qu’à un éventail plus étroit de consommations culturelles. Les chercheurs de l’Ecole de Francfort ont analysé systématiquement un phénomène devenu plus sensible avec la production de masse: la classification des productions culturelles est faite a priori, et par les producteurs eux-mêmes, et c’est à l’utilisateur, au consommateur-lecteur, d’intégrer ses propres pratiques dans une logique qui a été décidée par d’autres. Ces contraintes sont les plus difficiles à identifier, donc éventuellement à combattre.
Le censeur et ses grands ciseaux (Charles Nodier, Histoire du roi de Bohême) |
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