La bibliothèque de la nouvelle université de Leyde (1575) a déjà été présentée ici: dans son environnement réformé, elle poursuit le triple objectif, de servir la science (il faut par conséquent des collections de qualité, et qui soient actualisées), d’aider à la compréhension de la Parole divine, et de contribuer à la cohésion de la communauté. C’est pour répondre à ce dernier impératif que la bibliothèque se signale comme étant la première à publier le catalogue de ses collections, dès la fin du XVIe siècle: Nomenclator autorum omnium quorum libri vel manuscripti vel typis expressi extant in Bibliotheca Academica Lugduno-Batavae. Cum epistola de origine ejus atque usu (Lugduni Batavorum, apud Franciscum Raphelengium, 1595). Ce répertoire va faire date, qui sert d’ouvrage de références dans un très grand nombre de bibliothèques de recherche (au même titre que le catalogue d’Oxford), et qui sera régulièrement réédité et augmenté (exemplaire numérisé). L’édition de 1716 est particulièrement remarquable, par l’ampleur de la collection (le catalogue lui-même fait plus de 500p.), par les pratiques bibliothéconomiques mises en œuvre (avec notamment le cadre de classement systématique, complété par un index alphabétique), et par le soin donné à la publication. En tête, un titre gravé met en scène, d’une certaine façon, le projet de bibliothèque idéale, dans un environnement architectonique particulièrement soigné.
Le cabinet du physicien
Au centre de la salle, la figure de Minerve symbolise la sagesse et la connaissance, avec la chouette athénienne à ses pieds. Plus qu'une allusion au pouvoir pontifical, les clés figurant sur le piédestal de la statue renverraient à l’idée d’ouverture vers la sagesse que donne la connaissance, en l'occurrence la connaissance par les livres. Cette figure de la sagesse est classique, qui reflète bien évidemment le modèle antique, et qui constitue à la fois le pivot du microcosme de la bibliothèque, donc celui de l’univers des connaissances, et celui du macrocosme, l'univers réel. Les portraits des savants, et celui du prince fondateur de l’institution, décorent la salle comme autant de témoignages de la valeur de la virtus : les illustres, alias ceux qui ont effectivement consacré leur vie à l’idéal de la connaissance (et de la connaissance partagée), constituent autant d'exempla et l’on se doit autant que possible de les imiter. En avant de la scène, deux figures féminines se font face, dans lesquelles nous pensons retrouver une variante du thème classique de la Révélation et de la connaissance rationnelle: la Révélation, à gauche, est plongée dans l’Ecriture, dont le texte est éclairé par le rayon de la vérité que darde l’œil omniscient environné de nuages. face à elle, la connaissance humaine tient de la main droite le miroir symbole de la prudence (prudentia), et de la gauche, un livre fermé. Appuyé à son siège, le caducée (la baguette ailée et entourée de deux serpents antagonistes) symbolise l’éloquence, la paix et les échanges toujours profitables. Examinons maintenant l’arrière-plan de ces trois figures principales. Une monumentale colonnade structure l’espace des rayonnages à livres. Le soubassement montre que nous sommes toujours sur le modèle de l’Académie, ou du Musée: quatre représentations mettent en effet en scène les grands domaines du savoir, avec le laboratoire du physicien (ou de l’apothicaire?), le théâtre anatomique, l’observatoire astronomique et le cabinet de naturalia (?). Le soubassement prend d’ailleurs la figure d’un livre à-demi ouvert. Terminons par la bibliothèque elle-même, qui se déploie en arrière-plan sur deux niveaux séparés par une sorte de balcon: le modèle est analogue à celui de nombreuses bibliothèques des XVIIe et XVIIIe siècles, à commencer par la Mazarine à Paris. Trois détails sont plus particulièrement frappants.
Conversations savantes
D’abord, de tous côtés, ce sont les silhouettes de personnages en train de discuter ou de converser les uns avec les autres. Ces silhouettes sont là pour nous rappeler que la bibliothèque (ou le Musée) est autant un espace de lecture qu’un espace de rencontre et d’échanges, parce que chaque amateur ou spécialiste sait qu’il y retrouvera tel ou tel de ses collègues, et que de la rencontre naîtra la lumière. N'y donne-t-on pas, à l'occasion, des cours publics? Le second détail qui nous arrête est celui des échelles impressionnantes (on évaluera leur hauteur à quelque 6m), que les lecteurs (ou, peut-être, les bibliothécaires?) empruntent pour accéder à tel ou tel volume qu’ils souhaitent. Il paraît bien difficile de ne pas y voir la métaphore classique, de l’accession progressive à la connaissance par la lecture et par le travail. Le dernier détail, plus subtile, relève de la communication: les rayonnages en haut des travées sont en effet grillagés, ce qui nous rappelle que la bibliothèque, même publique, n’est pas pour autant le lieu de la libre communication. S’ils ne sont pas dans un cabinet séparé, les livres interdits seront rangés en haut des travées, c’est-à-dire pratiquement hors de vue et hors de portée, surtout si on prend la précaution de placer la tranche à l’extérieur. Et, dans notre bibliothèque modèle, ils sont en définitive abrités derrière des grillages, comme on peut l'observer dans un certain nombre de bibliothèques anciennes heureusement conservées aujourd'hui, par exemple à Kalocsa...
"La connaissance humaine, à droite, tient de la main gauche [DROITE] le miroir symbole de la prudence (prudentia), et de la droite [GAUCHE], un livre fermé."
Il serait injuste de n'intervenir que lorsque l'on trouve matière à redire... sans souligner à quel point vous suivre régulièrement dans vos enquêtes est passionnant ! Une remarque, donc : les deux clefs sont celles de saint Pierre, patron de Leyden, elles figurent au blason de la ville. Leur fonction est donc ici, nettement, de marque identitaire. Quant aux deux figures féminines au premier plan, il me semble que l'on peut y lire l'allégorie de la rhétorique et l'allégorie de la théologie, soit deux facultés qui sont peut-être réunies ici parce qu'elles représentent deux extrêmes, la première correspond au socle d'études de base, si l'on peut dire (la faculté des arts), la seconde aux études les plus longues. Bien à vous Pierre Martin
Je partage en grande partie l'analyse des deux figures féminines du premier plan que donne Pierre Martin, mais je crois qu'il faut toutefois voir dans la figure de droite une allégorie plus large que celle de la seule rhétorique. Les trois attributs qu'elle réunit peuvent en effet être interprétés comme ceux de la dialectique (le caducée, dont je ne pense pas qu'il soit ici un symbole de la paix et du commerce), de la rhétorique (le livre) et de la prudence (le miroir au serpent). En conséquence, j'y vois comme vous une allégorie de la connaissance humaine, en tant qu'elle est connaissance dans l'ordre du probable. Et en regard, une allégorie de la connaissance divine, en tant qu'elle est connaissance dans l'ordre du certain. La première est prise dans le reflet du miroir, la seconde éclairée par le rayon direct de la Révélation. Bien à vous, Jean-Marc Chatelain
Merci à tous! Je n'avais pas vérifié quelles sont les armoiries de Leyde. Ce point est désormais tout à fait clair, et mon interprétation apparaît abusive (je n'imaginais guère une quelconque référence aux clés de saint Pierre... dans une place forte de la Réforme). Les commentaires sur les deux figures au premier plan sont également convaincants, et j'ajoute, à titre personnelle, que j'aime beaucoup la rupture entre la Révélation et le regard médiatisé par le miroir... de la connaissance humaine. FB
Un dernier petit commentaire à propos de la figure de Minerve : elle n'est pas sans rappeler l'utilisation du même motif, souvent associé à des armes de ville, sur les reliures des livres de prix distribués par les écoles d'un assez grand nombre de cités néerlandaises à partir de la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle. Cela s'est tout particulièrement pratiqué à Leyde, celle de ces cités qui pouvait le plus justement revendiquer, depuis Scaliger, le titre de "nouvelle Athènes". C'est là que la figure de Minerve a été utilisée pour la première fois comme décor d'une reliure de prix, un peu avant 1677 : voir Jan Storm van Leeuwen, "Dutch Decorated Bookbinding in the Eighteenth Century", MS't Goy-Houten, 2006, vol. I, p. 101 et vol. IIA, p. 247, 258-260, 267. JMC
Tout à fait d'accord, Jean-Marc, avec votre lecture des deux figures féminines, et je comprends tout à coup (mais ai-je raison, il serait plus prudent de dire que je crois comprendre) la présence dans la main gauche de la Théologie de ce que j'identifiais comme un chiffon et qui me... chiffonnait : ne serait-ce pas le voile de l'allégorie qui empêche la Révélation juive d'être complète, façon de dire avec un moyen iconique extrêmement simple, fondé sur une métaphore patristique et très usuelle, qu'il s'agit bien de la Révélation christique et d'une appréhension selon l'Esprit ?
"La connaissance humaine, à droite, tient de la main gauche [DROITE] le miroir symbole de la prudence (prudentia), et de la droite [GAUCHE], un livre fermé."
RépondreSupprimerMerci, et bonne soirée à vous!
SupprimerFB
Il serait injuste de n'intervenir que lorsque l'on trouve matière à redire... sans souligner à quel point vous suivre régulièrement dans vos enquêtes est passionnant ! Une remarque, donc : les deux clefs sont celles de saint Pierre, patron de Leyden, elles figurent au blason de la ville. Leur fonction est donc ici, nettement, de marque identitaire. Quant aux deux figures féminines au premier plan, il me semble que l'on peut y lire l'allégorie de la rhétorique et l'allégorie de la théologie, soit deux facultés qui sont peut-être réunies ici parce qu'elles représentent deux extrêmes, la première correspond au socle d'études de base, si l'on peut dire (la faculté des arts), la seconde aux études les plus longues.
RépondreSupprimerBien à vous
Pierre Martin
Je partage en grande partie l'analyse des deux figures féminines du premier plan que donne Pierre Martin, mais je crois qu'il faut toutefois voir dans la figure de droite une allégorie plus large que celle de la seule rhétorique. Les trois attributs qu'elle réunit peuvent en effet être interprétés comme ceux de la dialectique (le caducée, dont je ne pense pas qu'il soit ici un symbole de la paix et du commerce), de la rhétorique (le livre) et de la prudence (le miroir au serpent). En conséquence, j'y vois comme vous une allégorie de la connaissance humaine, en tant qu'elle est connaissance dans l'ordre du probable. Et en regard, une allégorie de la connaissance divine, en tant qu'elle est connaissance dans l'ordre du certain. La première est prise dans le reflet du miroir, la seconde éclairée par le rayon direct de la Révélation.
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Jean-Marc Chatelain
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RépondreSupprimerMerci à tous! Je n'avais pas vérifié quelles sont les armoiries de Leyde. Ce point est désormais tout à fait clair, et mon interprétation apparaît abusive (je n'imaginais guère une quelconque référence aux clés de saint Pierre... dans une place forte de la Réforme).
SupprimerLes commentaires sur les deux figures au premier plan sont également convaincants, et j'ajoute, à titre personnelle, que j'aime beaucoup la rupture entre la Révélation et le regard médiatisé par le miroir... de la connaissance humaine.
FB
Un dernier petit commentaire à propos de la figure de Minerve : elle n'est pas sans rappeler l'utilisation du même motif, souvent associé à des armes de ville, sur les reliures des livres de prix distribués par les écoles d'un assez grand nombre de cités néerlandaises à partir de la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle. Cela s'est tout particulièrement pratiqué à Leyde, celle de ces cités qui pouvait le plus justement revendiquer, depuis Scaliger, le titre de "nouvelle Athènes". C'est là que la figure de Minerve a été utilisée pour la première fois comme décor d'une reliure de prix, un peu avant 1677 : voir Jan Storm van Leeuwen, "Dutch Decorated Bookbinding in the Eighteenth Century", MS't Goy-Houten, 2006, vol. I, p. 101 et vol. IIA, p. 247, 258-260, 267.
SupprimerJMC
Tout à fait d'accord, Jean-Marc, avec votre lecture des deux figures féminines, et je comprends tout à coup (mais ai-je raison, il serait plus prudent de dire que je crois comprendre) la présence dans la main gauche de la Théologie de ce que j'identifiais comme un chiffon et qui me... chiffonnait : ne serait-ce pas le voile de l'allégorie qui empêche la Révélation juive d'être complète, façon de dire avec un moyen iconique extrêmement simple, fondé sur une métaphore patristique et très usuelle, qu'il s'agit bien de la Révélation christique et d'une appréhension selon l'Esprit ?
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