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samedi 28 décembre 2013

L'écriture, c'est le pouvoir

Dans sa critique du «tableau», Jack Goody explique:
puisque celui-ci est essentiellement un procédé graphique (et fréquemment un procédé de culture écrite), il est possible que, par son caractère bidimensionnel et figé, il simplifie la réalité du discours oral au point de le rendre quasiment méconnaissable, et que donc il réduise notre compréhension au lieu de l’augmenter (La Raison graphique, trad. fr., Paris, 1979, p. 111).
Le "Tableau synoptique de bibliologie" (pl. 1r°) que Gabriel Peignot insère à la fin du tome III (Supplément) de son "Dictionnaire de bibliologie". Un simple coup d'œil sur l'image montre les problèmes matériels que posent la construction du tableau, et sa publication par le biais du média imprimé. Il met aussi en évidence la juxtaposition de différentes techniques de manipulation de la "raison graphique", ici l'index nominum et le tableau.
Rappelons que l’auteur, dans son livre, cherche à déconstruire l’opposition ancienne entre le «primitif» et le «moderne», opposition traditionnellement fondée sur l’usage de l’écriture et des procédés d’écriture (notamment l’écriture alphabétique). C’est à partir des techniques d'écriture que se développe la «raison graphique», c’est-à-dire la pensée rationnelle de tradition occidentale. Jack Goody veut réhabiliter l’oralité et la «pensée sauvage» (pour reprendre la formule de Lévi-Strauss) aux deux niveaux, de l’en soi (la «pensée sauvage» n’est pas une forme de pensée moins évoluée), et du pour soi (son étude par les chercheurs occidentaux revient à la médiatiser par le biais des catégories de la pensée occidentale).
Nous ne discutons pas ici la problématique du tableau, mais voulons souligner le fait que, plus largement, la lecture d’un scientifique américain (par ex., un anthropologue) par un scientifique de tradition européenne réintroduit l’analyse du «pour soi». Jack Goody constate que son hypothèse de départ était erronée (nous étions trop préoccupés du «caractère unique de l’Occident», ouvr. cité, p. 31) et il s’efforce donc, dans son livre, de dépasser sa perspective a priori en prolongeant et en approfondissant son travail de recherche.
Cette problématique ne nous concerne que par ses prolongements. De fait, nous ne saurions plus de longue date, ni établir, ni justifier sur le plan scientifique une quelconque hiérarchie des cultures. L’historien du livre est aussi un historien de la lecture, il est par conséquent familier de l’articulation entre l’oralité et l’écriture, et il sait que cette articulation ne recouvre pas une hiérarchie a priori. S’il y a, de fait, hiérarchie, c’est que celle-ci est construite, et qu’elle correspond fondamentalement à une forme de pouvoir. Nous avons montré, dans L’Europe de Gutenberg (Paris, 2006), que
l’outil de la suprématie urbaine [était] constitué par la pratique et l’enregistrement de l’écrit. Le premier et décisif avantage de la ville lui est apporté par la maîtrise dans les domaines de la rationalité et des techniques de communication et de gestion, et par l’accumulation (y compris l’accumulation des richesses) que cette maîtrise autorise (p. 25).
Le pouvoir et la richesse sont liés à la maîtrise de l’écriture, et à la rationalité, donc à l'efficacité, que celle-ci permet (nous ne sommes pas si loin de la rationalité bureaucratique de Max Weber). Paradoxalement, l’écriture, et l’imprimerie, ne sont pas en soi synonymes de libération ni de liberté, comme l’ont théorisé de manière quelque peu idéaliste les philosophes de la fin du XVIIIe siècle: l’écriture, c’est aussi l'enregistrement, et l’élargissement de la lecture grâce à l’imprimerie s’accompagne bientôt de la mise en place d’institutions et de procédures de surveillance et de contrôle.
Les pouvoirs de l’écrit, pour reprendre un titre de Henri-Jean Martin, se déploient, certes, immédiatement, mais ils se déploient aussi a posteriori: c’est celui qui maîtrise l’écriture et sa pratique, qui se trouve en situation, et de facto en droit, de communiquer. L’histoire, en tant que récit du passé et en tant que discipline scientifique, se construit par la médiation de l’écrit, et ceux qui sont d’abord privilégiés par le récit sont logiquement ceux qui ont laissé des traces écrites. Or, la très grande majorité de la population échappe aux sources traditionnelles, et reste donc silencieuse. Même si, depuis plusieurs générations, l’historien s’efforce d’inventer (en s'inspirant souvent de l'anthropologie) de nouvelles sources pour mieux connaître et mieux questionner cet «homme du commun» et son environnement, dans le temps aussi, l’écriture, c’est le pouvoir. Au-delà des pétitions de principe (il faut réhabiliter les cultures orales!), une œuvre comme celle de Rudolph Schenda reste fondatrice à cet égard, s’agissant de l’articulation de l’oral et de l’écrit, tout comme  de l'articulation de l’image et du texte.
Pour autant, les rapports de forces évoluent aussi avec le temps, et tout particulièrement avec les «révolutions» des formes de médiatisation -des médias. Nous avons signalé que l’imprimerie, qui correspond à un élargissement massif du public des lecteurs, était aussi le temps de mise en place de nouvelles structures et de nouvelles procédures de contrôle. L’équilibre bouge à nouveau en profondeur à partir du dernier tiers du XVIIIe siècle, quand la question de la médiatisation s’impose comme une question politique centrale. Il bouge encore plus aujourd’hui, avec les «nouveaux médias», dont l’un des avantages les plus sensibles est précisément de permettre, en principe, au plus grand nombre de prendre publiquement la parole… par exemple par le biais d’un blog.

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