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jeudi 3 octobre 2013

En relisant le Journal de Gide

Les travaux récents d’histoire littéraire –et d’histoire du livre– insistent souvent sur le rôle stratégique des réseaux de sociabilité, tout comme sur celui des pratiques, des lieux où l’on se retrouve, etc. Nous parlions tout récemment de Madame de Staël et du «salon de l'Europe» que celle-ci tenait à Coppet. Le fait est particulièrement sensible au fil des pages quand nous reprenons la lecture du Journal d’André Gide, notamment s’agissant du réseau du Mercure de France, et de son directeur, Alfred Vallette. Prenons un florilège de citations. Chaque fois, Gide part pour un certain nombre de courses dans Paris:
5 janvier 1907: «Première étape aux bureaux du Mercure ; il s’agit d’obtenir un bureau de tabac pour la veuve d’Emmanuel Signoret; j’ai déjà parlé de cela à Fontaine; la demande qu’elle doit adresser au ministère doit sera appuyée de quelques signatures choisies; c’est ce choix que nous déterminons, Vallette et moi…»
Ou, comment les littérateurs et leurs éditeurs travaillent, dans les bureaux mêmes de la revue, à bien d’autres choses qu’à écrire et à publier. Mais on aurait tort d’analyser l’épisode sous son seul aspect négatif: l’amitié joue ici un rôle central, en l’occurrence celle envers Emmanuel Signoret, poète admiré de Gide, mais décédé alors qu’il n’avait même pas trente ans.
Nouveau témoignage d’amitié deux ans plus tard, à l’occasion de la disparition de Charles-Louis Philippe, lui aussi poète, mais aussi romancier, et l’une des figures majeures de passeurs lors des débuts de La NRF. Charles-Louis Philippe décède à 35 ans, à la fin de 1909, et le Mercure est un temps transformé en succursale d’une agence funéraire –ou, le deuil et les cérémonies liées au deuil comme moment d’amitié et, plus largement, de sociabilité (en définitive, Gide est tellement atteint par la nouvelle qu’il n’ira pas à la levée du corps):
Mercredi [22 décembre] 1909: «Au Mercure de France, où l’édition des œuvres de Lucien Jean qu’il devait préfacer reste en souffrance; pendant que je cause avec Vallette, Chanvin écrits quelques lettres de deuil…»
Poursuivre les amis dans la ville est aussi à l’ordre du jour, en 1912:
12 novembre 1912: «Stupide emploi de matinée [hier]. (…) Au Mercure, ou je n’ai pas trouvé Vallette (je rapportai le volumes des Prétextes, corrigé pour un nouveau tirage); puis à La NRF, où je n’ai pas trouvé Rivière; puis rue d’Assas, où je n’ai pas trouvé Schlumberger…» [Jean Schlumberger, l'un des fondateur de La NRF].
Une quinzaine d’années plus tard, l’environnement est pratiquement le même:
5 janvier 1928: «Puis [passé à la] NRF; puis Mercure. Plaisir à causer avec Vallette, de grand bon sens et d’agréable bonhomie; je crois même de certain cœur». On appréciera cette dernière note, de la part d’une personnalité du monde des lettres, à l’égard d’une personnalité de celui de l’édition.
Mais ce qui nous frappe aujourd’hui plus particulièrement, c’est la dislocation, voire la disparition, de ces modes anciens de solidarités, sous la poussée de plusieurs phénomènes.
La topographie de la très grande ville en est un, les amis que l’on souhaiterait voir ne vivant plus, à Paris, dans un périmètre si étroit que le périple improvisé d'une adresse à l'autre soit encore possible.
La disparition des espaces de rencontre joue aussi son rôle: les maisons d’édition se sont transformées, et les revues, quand elles ont réussi à se survivre à elles-mêmes, n'interviennent plus de la même manière. Il y a une ou deux décennies, la Maison des sciences de l’homme, boulevard Saint-Germain à Paris, a certainement pu remplir cette fonction d’espace ouvert de sociabilité dans le domaine des sciences humaines, mais, là encore, la conjoncture a changé.
Enfin, les techniques de communication et l’économie générale des médias interviennent aussi: Proust communiquait déjà régulièrement par téléphone, Gide le fera bientôt lui aussi, mais l’irruption des médias de masse (radio et télévision), puis celle, plus récente, des nouveaux médias (SMS, courriels et autres systèmes construisant des réseaux sociaux) déplacent aussi en profondeur les pratiques de la sociabilité lettrée, voire de la sociabilité savante, et des configurations sociales les plus larges.
Autant de questions sur lesquelles l'historien ne peut manquer de s’interroger. Enfin, il est frappé par le rôle non seulement de ces «espaces», mais aussi de ces intermédiaires privilégiés, dont le rôle a été si grand, pour l’histoire de la littérature et des idées, à une époque donnée. Quelle histoire de la littérature traite, aujourd’hui, d’Alfred Vallette? André Suarès, constamment présent dans le Journal, est aujourd'hui oublié. Et combien d'autres? Nul doute, à nos yeux, qu’une enquête systématique appliquant les méthodologies de la théorie des réseaux au champ littéraire parisien du début du XXe siècle n’aboutisse à des résultats riches et signifiants.

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