Pages

samedi 25 juin 2011

Les prototypographes, ou les conditions du succès

Nous ne savons pratiquement rien de l’atelier de Gutenberg, le premier à avoir produit des imprimés à Mayence dans la décennie 1450, et nous savons en définitive assez peu de choses précises sur le second atelier mayençais, celui de Johann Fust et de son gendre Peter Schoeffer. Mais nous savons que ces ateliers fonctionnent en effet sur le principe du secret: la connaissance de la technique nouvelle assure la fortune des premiers maîtres-imprimeurs, et on peut bien penser que, dans les documents contractuels qu’ils sont amenés à passer avec les uns et les autres, la clause de la confidentialité figure en bonne place (comme c’est le cas dans les actes notariés concernant Waldvogel à Avignon).
Pourtant, à échéance d’une décennie, la conjoncture change et l’imprimerie commence à essaimer, d’abord en Allemagne, puis à Subiaco, Rome et Paris (1470). On a coutume de rapporter le fait à la chute de Mayence aux mains de l’archevêque Adolphe de Nassau, en 1462: la prise de la ville est suivie de son pillage, et les premiers compagnons formés dans les ateliers mayençais partent chercher du travail au loin.
Faute d’éléments concrets, nous restons dans l’ordre de l’hypothèse, mais la concordance des dates, et le cas échéant de rares indications fournies par les sources, ont fait admettre qu’un certain nombre d’imprimeurs commençant à travailler dans la décennie 1460 aurait été formé à Mayence. Les uns réussissent à s’établir durablement: c’est le cas d’Ulrich Zell (Zel), qui imprime à Cologne vers 1465, certainement en 1466, et pour lequel l’ISTC donne près de 200 références; de même pour Berthold Ruppel, à Bâle à compter de 1468 –mais on cite encore Bernhard Richel (Rihel), dans la même ville, en 1474. Ruppel vient de Hanau et apparaît dans le «dossier Gutenberg» sous le nom de Bechtolff von Hanauwe.
D’autres noms pourraient encore être cités, dont peut-être ceux de Nicolas Jenson et de Johann de Westphalie à Venise (cf. bibliographie infra).
Pour d’autres anciens compagnons, la réussite est plus problématique, l’exemple le plus célèbre étant celui Johann Neumeister. Né à Treysa (au nord de Marbourg), Neumeister est inscrit en 1454 à l’université Erfurt, où Gutenberg a lui aussi été formé, puis il travaille comme typographe à Mayence. Mais le voici, après 1462, sur les routes du sud, exerçant peut-être à Bâle et à Rome, mais surtout à Foligno en 1469 – prototypographe de la ville, il y donnera en 1472 la première édition de la Divine comédie de Dante.
Les difficultés financières s’accumulent pourtant, et Neumeister doit rentrer à Mayence, où il est connu comme maître imprimeur en 1479, à nouveau sans pouvoir s’y maintenir. En 1481, nous le retrouvons à Lyon, sans doute arrivé par la route de Bâle, avant qu’il ne soit appelé comme prototypographe à Albi, où il travaille à des commandes de l’évêque Lerico. Sa dernière étape le ramène à Lyon, peut-être à la demande de l’archevêque Charles de Bourbon (1482-1483): il y donne, en 1487, un magnifique Missel romain, et il imprime aussi le Bréviaire de Vienne.
Mais Neumeister ne réussit pas à préserver son indépendance: en définitive, il devra à nouveau servir comme compagnon imprimeur à Lyon, d’abord chez son compatriote Gaspard Ortuin, peut-être chez Guillaume Balsarin, enfin chez un autre Allemand Michel Topié. Il mourra sans fortune, sans doute à Lyon, vers 1512.
On peut s’interroger sur la confrontation de destins aussi divergents. La réussite des premiers noms que nous avons cités est, pour nous, à rapporter à deux éléments: d’une part, l’engagement de moyens financiers significatifs, apportés par des investisseurs intéressés à exploiter la typographie en caractères mobiles. Le second élément concerne le marché: les ateliers qui s'imposent travaillent de manière moderne, pour un lectorat potentiel plus ou moins anonyme, auquel ils destinent leur production. L’opposition est fondamentale, entre les «gagne-petit», dépourvus de soutiens financiers et travaillant «à la commande», et les autres, qui bénéficient du soutien de puissants réseaux et qui travaillent pour le «marché». De la commande au marché, tel est l'enjeu de ces premières et spectaculaires réussites dans notre petit monde du livre. Ajoutons que l'étude des prototypographes montre aussi dans quelle mesure le concept de réseaux pourrait s'en trouver quelque peu réhabilité en histoire du livre.

Note bibliographique : on connaît le dossier de Nicolas Jenson, mais Johann de Wetsphalie aurait pu lui aussi séjourner à Mayence, selon l’hypothèse de Marino Zorzi (Aldo Manuzio e l’ambiente veneziano, 1494-1515, Venezia, 1994, p. 13). Sur Neumeister: Anatole Claudin, Les Origines de l’imprimerie à Albi en Languedoc (1480-1484): les pérégrinations de J. Neumeister, Paris, 1880. Cornelia Schneider, «Mainzer Drucker, Drucker in Mainz (II)», dans Gutenberg: Aventur und Kunst, Mainz, 2000, p. 226-229 et 379-384 (donne la bibliographie la plus récente). Incunables albigeois. Les ateliers d’imprimerie de l’Aeneas Sylvius (av. 1475- c. 1480) et de Jean Neumeister (1481-1483), dir. Mathieu Desachy, Rodez, Éd. du Rouergue, 2005.

3 commentaires:

  1. Que d'hypothèses et d'incertitudes !
    Il y a encore du travail pour les jeunes doctorants, et les autres.
    JP Fontaine

    RépondreSupprimer
  2. Cher Monsieur,
    Merci de votre remarque.
    Il me paraît cependant peu probable que l'on retrouve désormais des documents définitifs, après la destruction des archives de Strasbourg et compte tenu de la fouille systématique des archives allemandes. L'hypothèse que je fais (l'opposition de la commande et du marché) semble la plus efficace pour expliquer les phénomènes que nous pouvons observer, mais elle reste toujours à nuancer, voire à discuter.
    Cordialement à vous. FB

    RépondreSupprimer
  3. Sait-on jamais ...On disait que depuis longtemps il n'y avait plus rien à trouver dans les boîtes des quais de la Seine, et pourtant on y fait encore des découvertes intéressantes.De même, les archives des cabinets de bibliophiles, endormies le plus souvent pendant plus d'un demi-siècle, sont d'une richesse insoupçonnée.Rêvons...
    JP Fontaine

    RépondreSupprimer