lundi 25 août 2014

Jérémie Jacques Oberlin, ou Qu'est-ce qu'une biographie?

La biographie, exemple parfait de micro-histoire, est un genre souvent décrié par une certaine communauté universitaire «bien pensante», malgré le fait que certaines de nos biographies les meilleures aient effectivement été rédigées par des représentants des institutions d’enseignement supérieur les plus prestigieuses –nous pensons nommément à notre très regretté confrère Jean Favier, tout récemment disparu.
Les biographies, pourtant, nous intéressent, d'abord parce qu’elles nous offrent l’image d’une destinée qui, toutes choses égales d’ailleurs, pourrait être parallèle à la nôtre. Et, sur un plan plus scientifique, les biographies nous intéressent aussi, parce qu’elles nous apprennent toujours quelque chose de la période à laquelle elles se réfèrent. De fait, la biographie, bien conduite, est un genre qui commence à être réhabilité, et qui, parce qu’il parle à chacun (chacun a, ou plutôt vit, une (auto)biographie), reste susceptible de toucher le plus grand nombre. Pour l’historien, la biographie permet, en outre, de revenir sur trois points importants. Nous illustrerons notre propos en évoquant ici le parcours de Jérémie Jacques Oberlin (1735-1806), professeur et bibliothécaire à Strasbourg.
Le premier point porte sur le fait que le caractère unique de la biographie se révèle parfois significatif –idéaltypique– d’un modèle plus général. Dans la construction de la sociologie wébérienne, l’idéaltype désigne la définition a priori de modèles sociologiques dont l’existence accomplie (en tant que modèle dans toutes ses parties) ne se rencontre jamais en réalité, mais qui sont posés comme tels par le chercheur. D’un côté, l’idéaltype est un concept (le modèle idéal), mais, de l’autre, on pourra considérer que tel ou tel exemple particulier constitue comme l’idéaltype d’un modèle plus large.
Oberlin: "Ayant embrassé la révolution dès son aurore avec transport..."
Jérémie Jacques Oberlin correspond bien à ce second cas: descendant d’une famille luthérienne, fils d’enseignants, il manifeste parfaitement, par sa biographie, le modèle wébérien d’une «éthique protestante» qui donne la primauté à la formation et à la responsabilisation individuelles, ainsi qu'à l’engagement au service de la communauté ou de la collectivité. Cet enseignant au Gymnase, puis à l’Université, est de fait un exemple de la méritocratie, que Schoepflin s’attachera comme élève après avoir reconnu ses dons remarquables. Surtout, Oberlin consacrera l’essentiel de ses soins à la gestion de la bibliothèque de Strasbourg, y compris pendant les années dramatiques qui sont celles de la Révolution. L’éthique de vie du savant est soulignée par tous les auteurs qui ont contribué à commémorer sa disparition. 
Nous avons trop souvent évoqué le second point pour qu’il soit nécessaire d’y revenir ici plus longuement: rien de plus simple, rien de plus naturel, que de tomber dans l’anachronisme, entendons, de plaquer sur un moment du passé des catégories ou des représentations du présent. L’exemple d’Oberlin illustre encore le fait. Strasbourg est, historiquement, partie de la géographie germanique et germanophone, mais elle est rattachée au royaume de France en 1681 et le discours historiographique insistera, dès lors, sur la distance qui s’établit entre une civilisation urbaine plus ouverte aux influences françaises, et un pays rural au sein duquel l’allemand prédomine encore très largement.
Or, la biographie d’Oberlin amène au moins à nuancer le tableau. Dans sa longue «Notice» publiée en 1807, Winckler explique en effet que le jeune homme, au moment d’entrer à l’Université de sa ville natale (1750), commence par séjourner huit mois durant à Montbéliard, à seule fin d’y apprendre le français, langue «alors fort peu répandue à Strasbourg et dont, à cette époque, on n’enseignoit pas même les élémens dans le Gymnase de cette ville». Soit une tradition germanophone beaucoup plus présente que ce que l’on aurait pu penser, surtout dans des milieux intellectuels. Les catégories d’appartenance, d’identité, etc., pour ne rien dire des choix politiques (on pense ici à l’abbé Grégoire) sont à reconsidérer en fonction des expériences de chacun, et la biographie constitue un excellent moyen pour en faire prendre conscience, et pour établir un certain nombre de distances. 
Dernière observation: si Oberlin n’a pas, contrairement à nombre de ses contemporains, accompli le cursus «allemand» qui lui aurait permis de séjourner pour un semestre dans telle ou telle université d’outre-Rhin, et s’il a encore moins effectué ce «tour d’Europe» qui constituait une étape de la formation des jeunes gens de l’époque, c’est avant tout faute de moyens financiers. Son cursus montre en effet combien il s'impose comme un intermédiaire culturel de premier plan, illustrant pleinement la problématique des «transferts» européens dans la seconde moitié du XVIIIe et au début du XIXe siècle: Winckler ne nous explique-t-il pas que, si la langue natale d’Oberlin était l’allemand, il privilégiera le français pour les domaines des relations sociales et de l’amitié, mais qu’il s’attachera à n’enseigner et à ne parler qu’en latin à ses étudiants de l’Université? Le catalogue de sa bibliothèque confirme que nous sommes pleinement intégrés au sein de ces réseaux européens de lettrés qui croisent enseignants et savants, mais aussi libraires et professionnels du livre, sans oublier les jeunes gens en cours d’étude ou, à l’inverse, les privilégiés susceptibles de soutenir, financièrement, telle ou telle entreprise à laquelle on les aura intéressés.
Oberlin est décédé trop tôt pour que la question des «nationalités» puisse lui être appliquée. Un dernier mot, pourtant: la recherche historique vise à une certaine connaissance du passé, dont elle voudrait transmettre la compréhension. Or, l’empathie aussi est, croyons-nous, une forme de connaissance, et la biographie d’Oberlin nous renforce, s’il en était besoin, dans cette opinion.

Théophile Frédéric Winckler, « Notice sur la vie et les écrits de Jérémie Jaqcues Oberlin, professeur et bibliothécaire de l’Académie de Strasbourg, correspondant de l’Institut… », dans Magasin encyclopédique, t. LXVIII, p. 70-140.

samedi 2 août 2014

Etudes classiques, travaux scientifiques et modernité politique: Matthias Bernegger

Nous avons évoqué il y a déjà quelques temps la problématique du don, laquelle, s’agissant d’histoire du livre, s’articule de manière plus générale avec la question des solidarités intellectuelles, de la constitution de réseaux et de la manifestation d’une certaine forme de distinction. Une personnalité comme celle de Matthias Bernegger nous en fournira l’illustration idéale, tout en nous introduisant à la compréhension de la conjoncture européenne entre la fin du XVIe siècle et la Guerre de Trente ans, à la modernité intellectuelle, et à une certaine forme d'habitus toujours caractéristique du protestantisme (avec la révérence, voire le culte, pour les grandes figures de la communauté).
La carrière de Bernegger illustre en outre le succès européen qui est celui de l’ancien Gymnase fondé par Sturm à Strasbourg en 1538, et devenu Académie en 1566: en 1602, alors même que l’institution n’a pas encore le statut d’université, elle accueille 303 étudiants, chiffre que l’on comparera au 240 étudiants alors inscrits à l’université de Heidelberg, ou au 250 étudiants de Fribourg –pour rester dans la géographie de l’Allemagne méridionale. L'Académie de Strasbourg recevra le statut d’université en 1621.
Gaspar Bernegger est un émigré, né à Hallstatt, dans le Salzkammergut autrichien, en 1582. Il commencera son cursus d’études à Wels, quand son père, membre pourtant du Magistrat, devra émigrer par suite de ses choix confessionnels, pour s’installer en 1603 à Ratisbonne. Le jeune Matthias est cependant alors déjà à Strasbourg (depuis 1599) pour y faire son cursus d’études, avant d’être nommé enseignant dès 1607, puis professeur d’histoire quatre ans plus tard –il accédera à la bourgeoisie en 1612.
À l’époque, on peut estimer le revenu annuel d’un professeur à 250 florins (Gulden), auxquels s’ajoutent les à côté représentés par les dons en nature, ou encore par les pensions versées par les étudiants qui logent chez lui. Bernegger est reçu  chanoine de Saint-Thomas en 1619, et il sera recteur de l'Université en 1622.
Même si Bernegger se fera un nom comme éditeur de classiques latins, il s’intéresse pourtant aussi aux mathématiques, à l'astronomie et aux sciences naturelles, soutenant (et traduisant!) Galilée et correspondant avec Kepler (1582-1640). Il est l’une des figures principales, qui travaille à la montée en puissance des matières modernes dans le cursus strasbourgeois, face aux conceptions plus traditionnelles héritées de Sturm et qui privilégiaient la rhétorique et la dialectique.
Sa carrière illustre, en elle-même, un certain nombre de points relatifs à la sociabilité des échanges et des dons. Bernegger participe en effet à un très grand nombre d’exercices académiques, la plupart du temps édités, mais il donne aussi des éditions ou travaux nouveaux sur des auteurs antiques, comme Tacite et Justin, articulant non seulement la tradition philologique allemande avec les perspectives historiques, mais aussi avec la réflexion sur les affaires du présent: il définit lui-même son enseignement comme «historico-politique» (lectiones historico-politicæ), et conçoit par exemple son travail sur Tacite comme introduisant à l’enseignement de la «prudence politique» (prudentia politica).
Si la sociabilité savante transparaît dans les intitulés des exercices auxquels il participe en tant que professeur, elle est aussi à l’œuvre dans les correspondances privées qui construisent alors la république européenne des lettres: lui-même est en relations avec Hugo Grotius (sa correspondance avec lui sera publiée en 1667), avec Kepler (correspondance publiée en 1672) et avec Wilhelm Schickard (1673) –ce dernier est notamment connu, aujourd’hui, comme astronome, mais aussi comme inventeur d’une première machine à calculer. On retrouve encore le nom de Bernegger dans la correspondance de Peiresc (Aix-en-Provence).
L’imprimé est presque toujours au principe de cette sociabilité, qu’il s’agisse de publier des exercices académiques, des éloges funèbres ou encore des pièces de paratexte de toutes sortes (lettres de dédicace, pièces liminaires, etc.). On s’offre et on reçoit des livres, tandis que Bernegger lui-même constitue une bibliothèque importante, passée après sa mort (1640) dans les collections de l’Université de Strasbourg. Enfin, il consacre une partie de ses dernières années d’activité à publier ses propres cours, en les munissant d’index particulièrement développés. Comme il est de règle dans les processus relevant de l’anthropologie du don, l’échange se fait toujours à double sens, et celui qui offre, ou qui dédie, reçoit en retour une forme de reconnaissance et de consécration. Il n’est pas anodin d’observer à cet égard que la publication de la correspondance de Bernegger se fera après son décès (cf supra), et que son fils, Johann Gaspard, éditera en outre ses réflexions inédites sur la constitution de Strasbourg (Delineatio formae reipublicae argentinensis, Strasbourg, 1667, 2e éd., 1673). De même, le chapitre de Saint-Thomas conserve un beau portrait de Bernegger, lequel figure aussi sur un cuivre de Peter Aubry, posant dans la posture traditionnelle du savant, devant une bibliothèque et entouré d'instruments scientifiques (cf cliché).
La carrière de Johann Gaspard Bernegger (1612-1675), précisément, marque un nouvel infléchissement dans le sens de la modernité. Après des études de droit, il s’oriente en effet vers le domaine de l’administration et de la politique –il décédera d’ailleurs comme Ammeister de sa ville natale, soit la plus haute charge municipale dans la vieille ville libre et impériale. Il joue par ailleurs un rôle important comme chargé de missions diplomatiques à Paris et à Vienne, alors même que la situation de la république indépendante devient plus difficile face aux événements de la Guerre de Trente ans, et encore plus face à la montée en puissance de la monarchie en France. Sans malheureusement donner ses sources, Sitzmann explique que, «pour se concilier la faveur de Mazarin, [il] accepta d’aider le bibliothécaire du cardinal [il s’agit donc de Gabriel Naudé] à classer les livres allemands; il acheta lui-même des livres, qu’il expédia par Langres en Franche-Comté, et de là, par Brisach, à Strasbourg...» (I, p. 135).

Hugonis Grotii et Matthiae Berneggeri Epistolae mutuae, Argentorati, Pauli, 1667.
Epistolae J. Keppleri & M. Berneggeri mutuae, Argentorati, sumptibus Josiae Staedelii, 1672.
Epistolae W. Schickarti et M. Berneggeri mutuae, Argentorati, Staedelius, 1673.