dimanche 20 juillet 2014

La loi de Moore

La matière de l’historien, c'est le temps qui passe, et les reconfigurations, parfois les innovations, que ce déroulement même induit dans les dispositifs de toutes sortes et dans l’éventail des différents niveaux d'analyse, du macro (par ex. l’histoire de l’environnement, du climat, etc.) au micro, l'histoire des individus.
Le terme de «loi» est, à notre sens, d’usage très périlleux, parce qu’il introduit a priori une dimension de nécessité qui n’existe pas toujours: la célèbre «loi de Moore», qui prédit le doublement annuel du nombre des transistors composant les microprocesseurs, n’est évidemment pas une loi, mais une extrapolation fondée sur l’expérience. De plus, l’innovation implique non pas le développement plus ou moins rapide de systèmes déjà existant, mais leur reconfiguration selon une logique radicalement nouvelle et selon de nouveaux équilibres. Dans le processus de la révolution gutenbergienne, ce n’est pas la presse à imprimer qui constitue l’innovation-clé, mais bien le principe (abstrait) d’analyser le discours en ses configurations minimales (les lettres), et la mise au point du procédé (concret) qui permettra de reproduire celles-ci en nombre, sous forme de caractères typographiques suffisamment résistants pour passer sous la presse.
Ne négligeons pas non plus les attendus de l’innovation: le fonctionnement de la branche de l'imprimerie s’appuie sur l’élaboration d’un protocole de fabrication nouveau, et d’autant plus complexe qu’il ne bénéficiait d’aucune expérience antérieure. De même, l’émergence d’une production de masse (15 millions d’imprimés mis en circulation en Europe en cinquante ans) implique de disposer de conditions de financement et de structures de distribution adaptées: bientôt, nous assisterons à la mise en place du réseau des librairies de détail, et de tous les autres canaux de diffusion.
Même si le coût global est très élevé, hors de proportions avec ce que pouvait «peser» l’économie du manuscrit, la filière technique ainsi élaborée se révèle pleinement efficace, c’est à dire viable sur le plan financier. Pourtant, Gutenberg et les premiers inventeurs n’ont pas pleinement conscience des changements de tous ordres induits par la logique typographique. Plus précisément, en voulant d’abord reproduire ce qu’ils connaissaient (des livres copiés à la main), ils n’ont nullement tiré toutes les conséquences du très puissant principe d’analyse fondé sur les éléments simples des lettres alphabétiques: ils ont produit des fontes beaucoup plus lourdes, comportant lettres abrégées, lettres liées, etc. Leur production  et leur utilisation par les compositeurs sont un facteur de surcoût évident, alors qu’elles ne correspondent, bien au contraire, à aucune nécessité rationnelle.
L'analyse historique montre que l’adaptation d’un secteur de production à des conditions nouvelles de fonctionnement (par ex. une demande en expansion) est ainsi d’abord obtenue par l’amélioration et par le renforcement des éléments préexistant, avant que n’intervienne la complète reconfiguration qui adaptera les procédures aux besoins. Pour autant, des précautions doivent encore être prises par le chercheur.
Ce que nous venons de dire ne signifie en effet pas qu’il n’y aurait aucun rapport entre amélioration technique et saut d’innovation: l'hypothèse serait absurde, et la production des fontes typographiques suppose, par ex., des techniques métallurgiques adaptées. L’histoire est une science expérimentale, qui ne connaît pas de «loi» au sens propre du terme mais qui s’attache à décrire, à analyser et à comprendre (sinon à expliquer) les interférences de toutes sortes à l’œuvre au sein des systèmes qu’elle étudie et dont l’un des plus complexes est celui des sociétés humaines et de leurs composantes. Pour en revenir à aujourd'hui, et à la «loi de Moore», l’innovation vient des progrès techniques dans le domaine des microprocesseurs, mais aussi, plus récemment et de manière plus décisive, dans celui des télécommunications. Chacun peut en effet disposer, sous forme d’un «portable» (ordinateur, tablette, voire téléphone), d’une machine dont l’encombrement est très réduit, mais les capacités très largement supérieures aux plus puissantes machines ayant existé une génération auparavant: il est donc possible de stocker sous forme embarquée les données et les programmes complexes les mieux adaptés à l’usage que l’on veut faire de sa machine.
Mais les développements de la logistique des télécommunications ouvrent aux nouvelles possibilités qui sont celles du stockage et de la consultation à distance, par le biais d’un réseau qui est le plus souvent celui d’Internet (le nuage, alias le cloud). Le paradigme du système informatique en est complètement rééquilibré, puisqu’il n’est plus besoin de disposer de machines réparties (le hard ware) pour accéder aux données ou aux utilisations qui rendaient jusque-là ces machines indispensables. C’est l’économie d’ensemble de la branche qui se repositionne, de même que doivent se repositionner toutes sortes d’activités peu ou prou impactées par les possibilités nouvelles ainsi offertes (par ex., dans le secteur de la presse périodique traditionnelle, voire, plus largement, dans le celui de la distribution...).
L'Institutio de Calvin, dans une ville de la Contre-Réforme: Dole
L’innovation, et le changement dans le champ des médias, ne relèvent pas de la seule technique au sens strict du terme: ce qui est en jeu, c’est la mise en rapports entre différents domaines comme, au XVe siècle, la métallurgie et la production de livres, ou encore, aujourd’hui, les microprocesseurs et les télécommunications. L’inventeur, c’est celui qui, plus ou moins consciemment, tirera un certain nombre de conséquences des progrès techniques à l’œuvre sous ses yeux, pour les adapter à un domaine qui n’était a priori pas le leur. Une autre dimension intervient aussi, celle relative aux pratiques et aux utilisations: l’innovation concerne aussi l’invention d’usages nouveaux, que rendent possibles les innovations de procédé et de produit.
Nous terminerons à cet égard sur un exemple: contrairement à ce qu’on a dit trop souvent, on ne peut pas reprocher à Elisabeth Eisenstein d’avoir développé l’idée d’un déterminisme qui ferait de la Réforme l’une des conséquences directes de l’invention de l’imprimerie. C’est l’utilisation (la lecture) des produits nouveaux diffusés par l’imprimerie, et la réflexion sur ces produits eux-mêmes, qui rendent possible la Réforme, et qui en 1517 font son succès là où les réformateurs de Bohème avaient échoué un siècle auparavant. Les deux axes majeurs de la réflexion sur le média (le livre imprimé) concernent, le premier, l’idée selon laquelle sa technique serait un don de Dieu (puisqu’elle permet de porter Sa parole plus largement), et le deuxième, la découverte qu’il constitue un support pleinement adaptable pour répandre un certain discours (par ex. en langue vernaculaire, avec des illustrations, etc)., de manière à toucher un public qui n'est pas celui du lectorat traditionnel.
Pour conclure de manière peut-être polémique, et sur une hypothèse, nous pourrions même prolonger le raisonnement: lorsque, en effet, avec le concile de Trente, l’Église catholique fait son aggiornamento par rapport aux nouvelles conditions de fonctionnement de la culture induites par l’imprimerie, un puissant coup d’arrêt est porté à la Réforme dans une grande partie de la géographie européenne qui jusque là pouvait lui être favorable. Mais c'est là un autre problème, faisant intervenir des considérations de politique générale, et sur lequel nous ne saurions nous arrêter aujourd'hui.

vendredi 11 juillet 2014

Les frontières du savoir

Nous ne sommes certes pas des adeptes absolument convaincus d'une histoire des idées (Begriffsgeschichte) qui ne soit pas une histoire spécialisée, parce que celle-ci, tout comme certains autres domaines de la recherche historique, paraît souvent trop déconnectée par rapport aux conditions les plus générales de fonctionnement des sociétés: l’effort indispensable de contextualisation se limite à proposer d’entrée une analyse d’histoire généralement politique et sociale dont l’articulation avec l’histoire des idées et des productions intellectuelles ou artistiques reste très incertaine.
Par certains de ses choix, la cultural history aujourd’hui si fort à la mode, vise à remédier à cette insuffisance, tout en élargissant fort justement la perspective aux champs souvent négligés de l’anthropologie historique. Mais l’histoire du livre «revisitée» pour rester dans les anglicismes, répond aussi, et de longue date, aux désidérata de la recherche: la recherche a montré que les pratiques d’utilisation (lecture, etc.) et le contenu textuel lui-même dépendent fondamentalement des supports utilisés, entendons, des médias et de leur économie. Bien évidemment, l’étude des supports inclut la problématique de la «mise en livre» et de son articulation avec une «mise en texte» qui se déploie, quant à elle, sur toute la typologie des formes d’appropriation.
L’histoire des bibliothèques permet aussi d’approcher le système que nous avons ailleurs désigné comme celui de la «logistique de l’intelligence», et à l’importance duquel nous sommes d’autant plus sensibles que les sociétés occidentales des débuts du IIIe millénaire sont précisément engagées à cet égard dans des transformations absolument considérables. Posons l’axiome d’entrée: si, aujourd’hui, les mutations de l’économie de l’information et de la communication entraînent, facilitent et accélèrent le changement de notre système général de penser dans des proportions que nous avons du mal à nous représenter, il n’y a pas de raison d’imaginer que les choses se sont passées différemment, dans le principe, au cours des siècles écoulés.
Sur le plan historique, les bibliothèques ont un rôle décisif pour la formation et pour l’étude, mais aussi pour l’essor d’une recherche qui se limite de moins en moins à la théologie, pour toucher aux domaines de la littérature, mais aussi de la politique et de l’administration, des sciences (la médecine), ou encore de la géographie. Bornons-nous à deux exemples particulièrement révélateurs: nous savons que la bibliothèque royale organisée par Charles V (1338-1380) dans la tour de la librairie au Louvre avait aussi pour objectif de mettre à la disposition du roi et de ses proches la documentation susceptible de soutenir l’effort de théorisation du pouvoir monarchique. Deux générations plus tard, l’infant Henri le Navigateur (1394-1460) organise au Cap Saint-Vincent, non loin de Lagos, un arsenal maritime et un véritable centre de recherche spécialisé dans la navigation hauturière: bientôt, ce seront les découvertes ou rédecouvertes des îles de la Macaronésie (Madère et Porto Santo) et des Açores, puis la descente de la côte d’Afrique occidentale en direction du cap de Bonne Espérance et de l’Océan indien…
Autant de phénomènes que l’invention de Gutenberg, au milieu du XVe siècle, va puissamment dynamiser, dans la mesure où elle ouvre peu à peu à l’externalisation systématique de la mémoire dans les livres désormais imprimés, et où la masse de ceux-ci s’accroît dans des proportions spectaculaires. De nouvelles formes et de nouvelles pratiques de gestion et d’utilisation s’imposent bientôt, si l’on veut maîtriser des gisements de textes (nous parlerions aujourd’hui de data) qui deviennent de plus en plus riches: une collection de 2000 volumes, comme celle de la Sorbonne, était l’une des plus riches du monde dans la première moitié du XVe siècle. Un siècle plus tard, nous en sommes effectivement, dans les grandes bibliothèques (celle d’un Fernand Colomb à Séville), à compter par milliers, voire par dizaines de milliers de volumes.
Des techniques sont donc mises au point, qui optimisent la gestion des masses de données au niveau non seulement des collections, mais aussi des exemplaires. La désignation des textes est progressivement normalisée, sur la base d’une étiquette associant les deux indications, du titre et de l’auteur, puis, peu à peu, les données relatives à l’édition, à l’adresse (le libraire, chez lequel on se procurera le volume) et à la date, avec le cas échéant enfin des éléments complémentaires de description, tels que la présence d’un paratexte plus ou moins développé (« avec une préface de… », etc.), ou encore celle d’une table ou d’un index. Ces données sont reprises dans des catalogues de bibliothèque et dans des catalogues de livres, qui permettent d’identifier et de localiser les textes, voire, parfois, de descendre au niveau des contenus.
Le duc August dans sa bibliothèque de Wolfenbüttel
Mais les contenus sont aussi analysés au niveau des volumes eux-mêmes, par l’ensemble de procédures mises en place à partir de la fin du XVe siècle, et dont le Liber chronicarum de 1493 donne un exemple spectaculaire: la foliotation (puis la pagination) imprimée, les titres courants plus ou moins détaillés, les tables et les index alphabétiques. Le principe fondamental, complètement nouveau par rapport aux habitudes de la scolastique, est celui d’analyser le discours non plus en fonction de son contenu, mais par rapport à la série des éléments (les feuillets) constitutifs du support (voir ici sur le feuillet et la page).
De manière pratiquement conjointe, c’est l’élaboration et la publication des premiers usuels spécialisés visant à faciliter encore l’identification des textes et de leurs auteurs: il s’agit de bibliographies spécialisées imprimées, dont la première serait celle consacrée par Johann Tritheim aux auteurs ecclésiastiques (De scritporibus ecclesasticis, Basel, Johann Amerbach, 1494). Ici, l’acte de la publication est absolument stratégique, qui témoigne de l’existence d’un public dispersé de plusieurs centaines de lecteurs, ayant adopté les procédures nouvelles de travail intellectuel. Ces chercheurs souhaitent avoir à disposition un ouvrage de synthèse leur fournissant les connaissances de base sur les auteurs et sur les textes dont ils ont besoin, selon une logique qui est déjà celle d’une accessibilité sur le mode de la déconcentration.
Anticipons sur ce qui suivra: les pré-Réformateurs, les Réformateurs eux-mêmes et, à terme, les tenants de la Contre-Réforme catholique font de l’enseignement et de la bibliothèque un élément-clé de leur action: des bibliothèques modernes sont organisées dans les nouveaux établissements d’enseignement, comme la Haute École de Strasbourg, et la question de leur ouverture se pose de plus en plus à la fin du XVIe au début du XVIIe siècle, à Leyde, à Oxford, ou encore à Milan et à Rome. Pour une part, c’est la modernité à l’œuvre sur la base des outils fournis par le média de l’imprimé, qui ouvre aux possibilité d'une innovation intellectuelle dont, avec Pierre Chaunu, nous situerions l’apogée avec la première génération du XVIIe siècle (le «miracle de 1630»).

vendredi 4 juillet 2014

Qu’est-ce qu’un «paysage culturel»?

A Bernkastel, sur un méandre de la Moselle... en hiver
Nous insistions, il y a quelques semaines, sur le rôle décisif tenu, dans le domaine de l’histoire des idées et des pratiques culturelles, par les grands conciles de la première moitié du XVe siècle, le concile de Constance d’abord (1414-1418), celui de Bâle ensuite (à partir de 1431). A une époque où la plupart des intellectuels et des savants sont peu ou prou liés à l’Eglise, ces conciles sont l’occasion de les réunir en nombre, et pour une durée relativement longue. Y viennent non seulement des prélats et leurs familiers, dont un certain nombre d’humanistes, mais aussi des clercs entrés dans la haute administration ou dans la diplomatie, et des enseignants, sans oublier des auteurs et autres professionnels du livre, copistes et «libraires».
A Constance et à Bâle, nous sommes intégrés dans un «paysage culturel» (kulturelle Landschaft) alors très favorable, celui des pays du Rhin moyen et de l’Allemagne du sud: une géographie caractérisée par la densité de sa population, par le nombre des villes souvent plus ou moins autonomes, voire indépendantes, par les développements de l’économie et du négoce, et par une richesse moyenne supérieure. Quelques très grandes villes dominent l’activité sur le plan économique, au premier chef Nuremberg, Augsbourg et Strasbourg, mais certaines villes moyennes, comme Bâle, réussissent aussi à s’imposer, notamment dans le domaine intellectuel et artistique, puis, rapidement, en matière de typographie. 
Les grandes cours épiscopales et archiépiscopales (de Besançon à Mayence, à Trèves et à Cologne) sont nombreuses, plus encore les maisons religieuses, donc les écoles –et les bibliothèques–, tandis que l’éclatement politique apporte un autre gage de vitalité, avec la présence de «villes de résidence», de cours et d’administrations, mais aussi des universités de Heidelberg (1386) et de Fribourg (1457), ou encore d’Ingoldstadt (1472), de Trèves (1473), de Mayence et de Tübingen (1477), sans oublier, à nouveau, Bâle (1459).
Diversité politique et intégration géographique se conjuguent avec l'ouverture sur l’extérieur: un facteur très important de réussite et de modernité concerne en effet la facilité des relations avec des géographies plus larges, et qui sont elles aussi des géographies avancées. L’Italie est accessible notamment par les cols alpins (Gotthard, Brenner), et par la vieille route romaine du Rhône, par Genève et Lyon; le Rhin constitue la principale voie de communication européenne et assure les communications avec les riches pays bourguignons «du Nord» et avec la mer; une «route royale» (via regia) conduit de Nuremberg à Leipzig ou à la ville royale de Prague; enfin, du côté du royaume de France, la métropole parisienne (et son université!) se profile toujours à l’arrière-plan.
La Bibliotheca Cusana
Dans cet espace intégré, les échanges sont constants, et les carrières facilitées. Les exemples de réussite sont légions: Nicolas de Cuse (1401-1464) est originaire de la petite ville de Kues, sur la Moselle (Nicolaus Cusanus), il est un ancien élève des Frères de la Vie commune à Deventer, et étudie à Heidelberg, Padoue et Cologne. Participant au concile de Bâle, il est envoyé à Constantinople, avant de devenir chanoine de Liège, et d'être fait cardinal et prince-évêque de Brixen. Le cardinal a connaissance de l’invention de Gutenberg, à Mayence, qu’il souhaiterait très probablement importer en Italie, et il rassemble une bibliothèque de 270 manuscrits, toujours conservés aujourd’hui dans l’hôpital par lui fondé à Bernkastel. L'assise financière de la fondation est d'abord apportée par la propriété de quelques-uns des vignobles les plus renommés de la Moselle.
Bien d’autres noms pourraient être ici évoqués, et il n’est que de rappeler le rôle de l’université de Bâle dans l’installation des premières presses parisiennes, avec des personnalités comme Johannes de Lapide, alias Johann Heynlin, originaire de Stein, une petite ville proche de Pforzheim. Johann Tritheim (1462-1516) est désigné d’après son lieu de naissance, la bourgade de Trittenheim, sur la Moselle, et il étudie notamment à Heidelberg, avant de devenir abbé de Sponheim, non loin du coude du Rhin (1483). Il s’intéresse aux découvertes de Gutenberg et sera consulté par certains des plus grands personnages de son temps. Tritheim réunit à Sponheim une bibliothèque exceptionnelle, et il est regardé comme l’inventeur de la première bibliographie rétrospective imprimée, en l’occurrence le De scriptoribus ecclesisaticis édité par Johann Amerbach à Bâle en 1494. Il dédie son livre à l’évêque de Worms Johann von Dalberg, lui-même ancien étudiant d’Erfurt et de Pavie, mais surtout chancelier de l’électeur palatin et l’un des représentants en vue d’une des plus grandes familles de la noblesse rhénane.  On le devine, la théorie des graphes et  des réseaux trouverait un champ très privilégié d’application au sein de cette géographie novatrice.

A l’époque moderne, un «paysage culturel» se caractérise ainsi comme un espace dont les conditions générales de fonctionnement (sur le plan de la démographie comme sur celui de l’économie) sont plus favorables, au sein duquel s’équilibrent les éléments porteurs d’une certaine diversité (notamment en matière politique) et ceux qui sont facteurs d’intégration, et où, toujours, l’ouverture vers l’extérieur est assurée. L’ascension sociale restera toujours exceptionnelle, mais elle est effectivement possible, notamment par le biais des études et par le service des grands. Les réseaux de solidarités diverses s’entrecroisent, selon des logiques liées aux affaires et au commerce, mais aussi à la politique et aux intellectuels et aux des artistes, voire aux techniciens –comme l'illustre un Gutenberg.
D’autres «paysages culturels» pourraient être repérés en Europe à l’aube de l’époque moderne, par exemple celui des villes et des châteaux de la Loire, autour des cours des princes d’Orléans (Blois), de Berry (Bourges) et de Bretagne (Nantes), puis de la cour royale de France (à Amboise et dans les autres châteaux de la région). Mais une dernière remarque s'impose: dans un royaume comme la France, l’essentiel de la géographie fonctionne en dehors de ces «paysages culturels», puisque la grande majorité de la population est établie dans un plat-pays médiocrement peuplé, où les échanges restent difficiles et où, dans la plupart des cas, l’économie consiste avant tout en une économie de subsistance, souvent écrasée de droits féodaux et toujours à la merci d’une période de troubles ou d’une crise des d’approvisionnements. La faiblesse de la création de richesses se conjugue à l’étroitesse des horizons pour y rendre très problématique toute possibilité d’échapper à une destinée bornée d’avance…