jeudi 30 août 2012

Merci à tous!

L’administrateur du blog remercie tous les amis
qui lui ont envoyé leurs vœux le 27 août,
à l’occasion de ses soixante (!!!) ans.
 À l’orée d’une nouvelle année universitaire,
et alors que les questions d’histoire
-et d’histoire du livre et des médias-
intéressent toujours plus nos contemporains,
il invite les uns et les autres
à participer encore plus étroitement
à la vie du blog.
Merci à tous!

mardi 28 août 2012

De palais en châteaux en Bohème, Moravie et Autriche

Le château d'été des Liechstenstein à Lednice (Eisgrub)



Il subsiste aujourd’hui en Europe beaucoup de traces d’une histoire évidemment très complexe, et qui reste souvent bien plus présente que l’on ne croirait a priori. Parmi celles-ci, l’existence d’une petite principauté indépendante directement héritée du Saint-Empire n’est pas la moins curieuse: il s’agit du Liechtenstein, située dans le bassin du Rhin supérieur, entre la Suisse et l’Autriche.
Le statut spécifique du Liechtenstein est évident si l’on considère que cet État a pour nom celui de sa famille régnante: le château de Liechtenstein, d’où vient le nom au XIIe siècle, est situé non pas dans la principauté, mais en Basse-Autriche, non loin de la Forêt Viennoise (Wienerwald).
Car l’histoire du Liechtenstein est d’abord l’histoire d’une famille, dont l’ascension décisive date des XVIIe et XVIIIe siècles. Lorsque la Diète de Bohème appelle sur le trône l’électeur palatin, calviniste, Frédéric V, c’est la rupture avec l’empereur. Les révoltés sont cependant écrasés à la bataille de la Montagne Blanche (1620): la reprise en main passe par la mise à l’écart des grandes familles compromises, remplacées par des fidèles de l’empereur, ainsi que par une reconquête catholique dès lors systématiquement conduite. Cette nouvelle haute noblesse est internationale, de sorte que ses bibliothèques aussi seront des bibliothèques, certes catholiques, mais surtout plus généralement européennes que bohémiennes ou moraves.
C'est un euphémisme que de dire que les Liechtenstein figurent parmi les principaux bénéficiaires du nouveau cours politique: Karl von Liechtenstein est nommé gouverneur de Bohème, il préside la commission chargée des confiscations après 1620 et c’est lui qui fait exécuter les meneurs de l’opposition à l’empereur. Rien d’étonnant si la famille est bientôt à la tête de domaines considérables, en Bohème, Moravie, Basse-Autriche, Styrie, etc. –au total, plusieurs milliers de kilomètres carrés, des dizaines de châteaux, de villes, de bourgs et de villages, sans compter les palais de Prague et de Vienne.
Palais Liechtenstein, Prague
L’objectif principal des Liechtenstein devient, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, celui d’obtenir le rang de princes immédiats, c’est-à-dire directement assujettis à l’empereur et, de fait, indépendants. Ils acquièrent en 1699-1712 les deux petits comtés de Vaduz et de Schellenberg, érigés en principauté de Liechtenstein en 1710; en 1714, le prince siège au collège des princes de l’Empire; enfin, en 1719, le but est atteint, et la principauté déclarée immédiate comme constituant le 343e État du Saint-Empire. Elle réussira à conserver son indépendance lors de la dissolution du Saint-Empire en 1806, et est à nouveau reconnue par le Congrès de Vienne en 1815. Pour autant, les princes résident non pas sur place, mais à Vienne, au palais Liechtenstein, et, l’été, dans leur somptueux château de Lednice (Eisgrub), en Moravie du sud. Les Liechtenstein ne s’installeront à Vaduz qu’en 1939.
Bien évidemment, ces différentes résidences ont possédé et possèdent encore des collections d’art et des bibliothèques qui ont parfois été très riches: le catalogue des Liechtenstein a été publié par Johann Bohatta à Vienne en 1931, en trois volumes. À Vienne précisément, la bibliothèque remonte à Hartmann II von Liechtenstein († 1585), qui possédait quelque 230 titres à son décès. À Eisgrub, le prince Aloïs Joseph II († 1858) et son fils Johann II († 1929) réorganisent la bibliothèque: une partie sera déménagée en 1943, une partie détruite, et le reste confisqué, avec le domaine, par la Tchécoslovaquie en 1945. Ce qui est conservé aujourd’hui représente environ 6700 volumes, datant pour l’essentiel du XIXe siècle, avec comme points forts les beaux-arts, l’architecture, mais aussi les arts militaires et l’agronomie.
À Prague, le palais Liechtenstein abrite aujourd’hui le conservatoire national de musique. À Vienne enfin, la somptueuse bibliothèque est conservée, et toujours ouverte à la visite.
Au Palais Liechtenstein à Vienne: la bibliothèque (© palaisliechtenstein.com)
Le cas des Liechtenstein n’est nullement isolé, et les bibliothèques de château et de palais, fondées par les grandes familles nobles, se comptent par dizaines en Europe centrale. Ces collections sont d’autant plus riches qu’elles intègrent souvent, au cours de l’histoire, d’anciennes bibliothèques de maisons religieuses. La famille des Rosenberg est célèbre à cet égard, avec sa bibliothèque de quelque 11000 volumes dès les années 1611…
Après l’épisode tragique de la guerre de Trente ans, les «bibliothèques de château» sont pour l’essentiel conservées, jusqu’aux confiscations tchécoslovaques des années 1945 et 1948 –encore certaines restent-elles alors sur place. C’est le service des «Bibliothèques de château», auprès du Musée national à Prague, qui le plus souvent sera chargé de leur gestion, puis de leur restitution après la chute du Mur de Berlin. Ces événements sont parfois toujours à l’origine de contestations juridiques, comme… entre la République tchèque et le Liechtenstein à propos des domaines de Moravie du sud. Bref, quand d’aventure on passe par le Liechtenstein, ou par la République tchèque, on visite effectivement une page de l’histoire européenne qui intéresse très directement l’historien du livre.

Outre les notices figurant dans le répertoire de Bernhard Fabian, voir : Evelin Oberhammer, « Die fürstlich Liechtensteinische Fideikommisbibliothek », dans Archives et bibliothèques de Belgique, LXIII, 1992, p. 181-189.

vendredi 24 août 2012

La Guerre de Trente ans et l'histoire du livre

La tradition d’une historiographie trop étroitement nationale a une certaine tendance à faire négliger, en France, la question de la Guerre de Trente ans, laquelle constitue pourtant un des épisodes majeurs de l’histoire de l’Europe moderne. Au passage, le fait attire une fois de plus notre attention sur le danger présenté par des étiquettes que leur simple énonciation fait apparaître comme «naturelles», c’est-à-dire comme «normales». Notre tradition met l’accent sur les «guerres de Religion», qui prennent fin dans les dernières années du XVIe siècle, et elle considère la Guerre de Trente ans comme sorte de manifestation extérieure d’une politique conduite par des cardinaux ministres avant tout attentifs à assurer le pouvoir royal.
Au Château de Prague, "la" fenêtre de 1618
La réalité est bien différente, et la crise religieuse ouverte par le déclenchement de la Réforme protestante beaucoup plus ancienne et beaucoup plus complexe. L’historiographie de la Bohème est là pour nous rappeler que Jan Hus (vers 1370-1415) est considéré par les chercheurs tchèques comme l’un des initiateurs du protestantisme. Au XVIe siècle, les luttes (politiques) entre les princes allemands et l’empereur recouvrent aussi des oppositions religieuses, de même que la «Guerre de quatre-vingts ans» déclenchée par Guillaume le Taciturne aux Pays-Bas en 1568. Dans cet ensemble, la Guerre de Trente ans à proprement parler, ouverte par la seconde défenestration de Prague et qui se referme avec les traités de Westphalie (1648), marque le moment paroxystique, mais elle ne constitue certes pas un phénomène isolé.
Nous pourrions considérer ici le rôle de la guerre dans le développement d’une «publicistique» très moderne, appuyée, comme celle de Luther, sur les petites pièces et sur la propagande imprimée, puis, nouveauté, sur les périodiques (la Gazette!). Pourtant, l’historien du livre est aussi frappé par un phénomène original, que l’on observe certes antérieurement mais qui semble prendre alors une dimension nouvelle: il s’agit du déplacement de bibliothèques entières, que les vainqueurs s’approprient. Nous savons que la bibliothèque de Charles V était passée, au XVe siècle, dans les mains du comte de Bedford, tandis que l’intervention des Français en Italie s’accompagne du transfert de collections majeures, comme celle des rois de Naples.
Mais la crise religieuse semble donner au phénomène une dimension encore plus accentuée. Après la défenestration de Prague (1618), les États de Bohème et de Moravie offrent la couronne royale à l’électeur Frédéric V de Palatinat, calviniste, et gendre de Jacques Ier d’Angleterre. La défaite de la Montagne Blanche (8 nov. 1620) met brutalement un terme à la révolte, et ouvre une période de reprise en main, appuyée sur le transfert des richesses (les grandes familles tchèques sont remplacées par des fidèles de l’empereur) et sur l’essor systématique de la Contre-Réforme, le catholicisme étant défini comme religion d’État. Éphémère «roi d’un hiver», l’électeur palatin se réfugie à La Haye. La guerre, pourtant, va se poursuivre, et même s’étendre, par suite de l’intervention des puissances étrangères, le Danemark d’abord, bientôt la Suède, sans oublier la France.
La seconde défenestration de Prague, 1618
À Heidelberg, la Bibliotheca Palatina est alors l’une des plus riches d’Europe. Lorsque le comte Tilly s’empare de la ville, le 16 septembre 1622, la bibliothèque fait partie du butin des vainqueurs –l’empereur, le pape et Maximilien Ier de Bavière. On sait que le pape dépêche à Heidelberg son bibliothécaire Leone Allacci, et que la Palatina sera pour finir transférée à Rome, où elle intègre les collections pontificales. L’entrée en guerre de la Suède est marquée par de nouveaux transferts. Les souverains veulent aussi enrichir la bibliothèque royale de Stockholm, et ils s’emparent d’une partie de grandes collections d’Allemagne, et surtout des pays baltes et de Bohême-Moravie (Olmütz, Nikolsburg (avec les livres d’András Dudith), Krumau, Brünn, Prague, etc.). L’occupation de Munich par les Suédois, en 1632, entraînera encore le transfert à Gotha d’un certain nombre de volumes de la bibliothèque de Bavière, l'une des principales du temps.
Encore en 1648, alors que les négociations vont aboutir à Osnabrück, les Suédois s'emparent du château de Prague et de la ville de Malá Strana, et expédient à Stockholm une énorme quantité d'objets précieux correspondant surtout à l'essentiel des collections de Rodolphe II. La reine elle-même manifeste son intérêt pressant:
«Je vous prie [d'] envoyer pour mon compte la bibliothèque et les raretés qui se trouvent à Prague. Vous savez que ces objets sont les seuls auxquels je porte un grand intérêt.» Parmi ces trésors figure le célèbre Codex Argenteus, manuscrit copié à Ravenne, peut-être pour Théodoric, et donnant une partie de la Bible gothique d'Ulfila.
La Bible d'Ulfila, bibl. de l'Université d'Uppsala
Ces acquisitions permettent aux bibliothèques du nord (au premier chef Copenhague et Stockholm) de s’imposer parmi les plus riches de l’Europe moderne. Elles se poursuivent lorsque la richissime bibliothèque des Prémontrés de Strahov, aux portes de Prague, se trouve à son tour ponctionnée de quelques dix-neuf caisses de livres, expédiées par un régiment finnois au service de la Suède à l’Academia Aboensis de Turku –ces volumes seront malheureusement détruits à la suite de l’incendie de la bibliothèque au début du XIXe siècle. Rappelons d’ailleurs qu’une partie des fonds suédois rejoindra en définitive la Vaticane, lorsque le pape Alexandre VIII réussira, en 1689, à acquérir une grande partie de la bibliothèque de la reine Christine.
Il reste à s’interroger sur les causes de cet intérêt qui fait considérer les collections de livres en tant que telles comme partie du butin de guerre. Entre le modèle des princes humanistes italiens et celui des souverains absolutistes de l’Europe moderne, la bibliothèque est désormais en charge d’un nouveau statut politique: elle témoigne de la richesse de son propriétaire, de sa distinction en tant que «prince des lettres et des muses», et de son attention à appuyer sur la tradition écrite la modernisation de ses États, le cas échéant dans le cadre d’une université. L’hypothèse qui fait de la bibliothèque un objet politique, en articulant plus systématiquement sa constitution et son enrichissement avec la gloire du prince et avec la rationalité de l’action publique, demanderait pourtant à être vérifiée, et précisée.

dimanche 12 août 2012

Kœnigsmark... une dernière fois

En complément de nos deux précédents billets, nous publions aujourd'hui la notice de la première édition de Kœnigsmark en poche.

Benoît, Pierre,
Kœnigsmark,
Paris, Albin Michel, 1952,
255 p., couv. ill. en coul., 165 x 110 mm.
(Le Livre de poche», 1).
(Impr. Brodart et Taupin, Paris-Coulommiers)

Édition 
Premier volume de la collection du «Livre de poche», à la date de création de celle-ci (3e trimestre 1952, date du dépôt légal).
Sur cette édition, voir Les Trois révolutions du livre [catal. expos. du CNAM], n° 125.
Observations
Titre sur la couverture dans un caractère gothique de fantaisie.
La page de titre est illustrée d’une petite vignette qui évoque le château de Neuschwanstein. En revanche, la Librairie générale française ne devant prendre la gestion de la collection que quelques mois plus tard, l’édition en poche se fait encore à l’adresse principale d’Albin Michel.
Le copyright d’Albin Michel, rappelé dans l'ouvrage, date de 1934, et il mentionne expressément les droits relatifs aux «représentations théâtrales» et aux «adaptations cinématographiques». De fait, une première adaptation du roman a été tournée par Léonce Perret dès 1923 (avec Huguette Duflos dans le rôle titre), et trois autres suivront, en 1935, 1953 (par suite du regain d'intérêt lié à la sortie en poche?) et 1968 (cette dernière réalisée pour l’ORTF).
L'achevé d'imprimer (avec la mention du dépôt légal) est à la date de septembre 1952, même si la collection ne sera effectivement lancée qu’en février 1953.
La quatrième de couverture donne la liste des treize autres titres prévus pour suivre Kœnigsmark dans la nouvelle collection.

NB: sur l'historique des collections de poche en France, et sur la controverse sur la «culture de poche» en  1964-1965, voir l'article de Bertrand Legendre.



jeudi 9 août 2012

Naissance du Livre de poche

Nous évoquions il y a quelques jours, à propos de Koenigsmark, la naissance du «Livre de proche», dont le roman de Pierre Benoit a constitué le numéro 1, en 1953. Il est curieux de constater qu’un épisode aussi important de l’histoire contemporaine du livre est resté jusqu’à présent très négligé par les spécialistes. À moins qu'il ne s'agisse, comme souvent, de la traditionnelle réaction initiale de repli des intellectuels mis en présence d'un nouveau mode de communication. Le fait que ce soit Beaubourg qui ait consacré une exposition à l'anniversaire de 2003 peut sans doute aussi, à cet égard, être regardé comme signifiant. Le projet de la collection vient de Henri Filipacchi (1900-1961), alors secrétaire général de la Librairie Hachette, et il s’inscrit dans la vague d’américanisation et de modernisation de la société française qui caractérise la période de l’après-guerre: proposer des ouvrages en réédition, en petit format, employant un papier médiocre et sous forme de volumes non plus en cahiers, mais massicotés et avec le dos collé. La couverture elle-même, illustrée et en quatre couleurs, est protégée par un verni de plastique. La combinaison de chiffres de tirage élevés et de coûts aussi bas que possible permet de vendre à très bon marché, en l’occurrence 150 «anciens francs», soit, rappelons-le, 1,50 «nouveaux francs».
Le livre «de poche» n’est pas certes une nouveauté dans l’édition occidentale, puisqu’on en fait souvent remonter le modèle à la collection de classiques d’Alde Manuce, sans parler, plus tard, des Elsevier et d’un certain nombre d’autres. Mais c’est au XIXe siècle, notamment avec le Français Charpentier, que les progrès de la technique permettent de coupler format de poche, baisse des coûts et tirages industriels, avec pour objectif de diminuer autant que possible les prix de vente. Le modèle de Charpentier est bientôt reproduit par toute la concurrence, jusqu’aux collections à très bon marché lancées par Arthème Fayard autour de 1900. La période de l’entre-deux-guerres est surtout marquée, dans cette perspective, par le lancement des «Penguins» en 1935, dont plus de trois millions d’exemplaires sont vendus en un an.
La quatrième de couverture de "Melle de la Ferté" dans la nouvelle collection
Il s’agit donc de quelque chose de connu, mais à quoi Filipacchi couple, dans son projet de 1952, une attention certaine pour le contenu: les textes sont des textes de qualité, et ils seront publiés in extenso, c’est-à-dire ni réduits, ni adaptés. Il s’agira «des œuvres les plus célèbres et les plus significatives des écrivains français et étrangers de notre époque». Dans le même temps, le principe d’employer des rotatives permet d’atteindre des chiffres de tirage très élevés (en l’occurrence, chez Brodart et Taupin à Coulommiers, près de Paris), de sorte que seront mis «à la portée de tous les lecteurs les chefs d’œuvre de la littérature contemporaine au prix le plus abordable».
La Librairie Hachette dépose la marque «Le Livre de poche», et le projet reçoit l’aval des principaux éditeurs français du temps, Gallimard et les autres, dont Albin Michel, qui lui confient un certain nombre de leurs titres: on l’a dit, Koenigsmark inaugurera la collection, lancée en février 1953, et la tradition veut que le volume ait été épuisé en moins d’une dizaine de jours et ait donc dû très rapidement faire l’objet d’une réimpression.D'où l'intérêt de distinguer les exemplaires effectivement issus du premier tirage.
Un exemplaire du numéro 15, Mademoiselle de La Ferté, toujours de Pierre Benoît, permet de faire un petit peu d’archéologie bibliographique. En regard du titre figure la liste des Œuvres de l’auteur, et le titre lui-même est illustré, de même que le début du texte. Au verso du titre, une note rappelle le Copyright pris par Albin Michel pour la première édition, en 1923 –Pierre Benoit était alors déjà l’auteur fétiche de la maison. À la fin du volume, quelques pages de catalogue présentent la nouvelle collection, dont quarante-six numéros sont prévus pour 1953. Le verso de la couverture donne la liste des quinze premiers volumes parus, et annonce les deux suivants, en l’occurrence des textes d’Hemingway et de Somerset Maugham.
Le succès du «Livre de poche» le fera bientôt passer sous la gestion d’une maison d’édition autonome, la Librairie générale française, établie par Hachette à Paris, dans le quartier de la Madeleine.

dimanche 5 août 2012

À la campagne: en relisant Pierre Benoit

À la campagne, l'été, nous reprenons la lecture de certains auteurs plus ou moins passés de mode, mais qui figuraient en bonne place dans le panthéon des bibliothèques d’il y a une cinquantaine d’années, et que l'on retrouve donc logiquement dans les collections de cette époque. La sortie récente d’une biographie de Pierre Benoit, même moins bonne qu’espéré, donne en outre l’occasion de reprendre un dossier intéressant l’historien du livre.
Voici un jeune homme sans fortune monté à Paris, selon les meilleurs clichés du temps, pour s’essayer à conquérir la gloire par l’écriture, et d’abord par la poésie –Pierre Benoit publie son premier livre, le recueil de poèmes de Diadumène, en 1914. Emporté, comme toute sa génération, dans la Grande Guerre, il est réformé pour raisons de santé au début de 1916. Il rentre alors à Paris, où il retrouve le poste qui lui «assurait la matérielle» au ministère de l’Instruction publique. Mais sa vie est dans l’écriture, et il commence, en pleine guerre, à écrire un roman… sur cette Allemagne qui va disparaître: l’Allemagne des petites principautés, en l’occurrence l’imaginaire grand-duché de Lautenbourg-Detmold.
Ce roman sera Koenigsmark.
Bornons-nous au domaine de l'histoire du livre, et laissons le contenu textuel de côté. Il faut d'abord, selon le système inventé au XIXe siècle, lancer le livre en le faisant paraître sous forme de feuilleton dans un périodique: Bolo Pacha accepte de le publier dans son Journal, quand il est arrêté, accusé d’espionnage et fusillé à Vincennes... La Baïonette [sic] et les éditions Fasquelle refusent de prendre le manuscrit, de même que plusieurs autres maisons. Pierre Benoit se tourne alors vers Francis Carco: la lecture du texte emporte son adhésion, et il obtient d’Alfred Vallette une publication sur trois livraisons du Mercure de France (de décembre 1917 à février 1918).
La deuxième étape consiste à publie le roman sous forme de livre. Disciple de Barrès, André Suarès fait passer Koenigsmark chez Émile-Paul: cette librairie fréquentée par la clientèle très choisie du Faubourg-Saint-Honoré et appartenant à Robert Émile-Paul développe progressivement une activité éditoriale surtout orientée vers le roman. Koenigsmark sort… le jour de l’armistice de 1918 et, malgré l’incongruité de la date, le succès est immédiat. L’auteur s’emploie à l'exploiter:
Quelle journée! Je la passai à déposer mon livre chez les membres de l’Académie Goncourt (…), les frères Rosny, Léon Daudet, Paul Margueritte, Élémir Bourges, Lucien Descaves, Gustave Geffroy, Henry Céard, Léon Hennique. (…) Je n’avais pas d’argent pour prendre un taxi, et ils habitaient tous dans des arrondissements différents! À partir de ce moment-là, les Français allaient tout de même reprendre le droit de se nourrir d’autre chose que de littérature héroïque. Ils ne s’en privèrent point. Et la chance de Koenigsmark a été de profiter de ces circonstances…
On sait que Koenigsmark ne recevra pas le Goncourt de 1918, mais de nouvelles perspectives se sont bel et bien ouvertes pour le jeune auteur. En effet, Albin Michel découvre le texte dans le Mercure, et demande à rencontrer Pierre Benoit, auquel il propose de publier son texte. Comme l’auteur est déjà sous contrat, il le fait signer pour son second roman, non encore écrit –ce sera L'Atlantide, qui sortira en avril 1919 et lui verse une mensualité de 400f. C’est le début d’une amitié qui se poursuivra, entre l’éditeur, ses enfants et l’auteur, jusqu’à la disparition de ce dernier. Émile-Paul donnera de nouvelles éditions de Koenigsmark en 1923, puis en 1926 et en 1931. La première édition à l’adresse d’Albin Michel date de 1929.
En définitive, peu de textes ont, comme Koenigsmark, une destinée aussi étroitement liée à la conjoncture générale de leur temps. Du point de vue du texte, d’abord: pour Pierre Benoit, la Première Guerre mondiale ferme tragiquement une époque, quand le sujet de son roman, et le choix même de concevoir une «histoire à raconter», renvoient à la tradition romanesque d'un passé désormais révolu. Du point de vue de l’histoire du livre, ensuite: le succès de Koenigsmark reflète un modèle de réussite, celle d’Albin Michel, dans lequel l’éditeur se lance par la publicité, tout en se fiant à son «flair» pour repérer les textes et les auteurs strictement inconnus, mais qui correspondront au goût de son public –une articulation qui n’exclut nullement l’attention donnée à la qualité d’écriture. Par ailleurs, les prix littéraires ont déjà acquis une fonction stratégique dans l’économie de l’édition.
Et, pour finir, Kœnigsmark (qui a aussi été adapté au cinéma) inaugurera, en France, la nouvelle collection du nouveau modèle éditorial représenté par le «Livre de poche». Le roman ouvre en effet la collection du «Livre de poche », dont il porte le n° 1, sorti le 9 février 1953. Il y aurait encore bien des choses à dire sur le rôle de l’Académie, sur la vie littéraire parisienne de l’entre-deux-guerres, et surtout sur le statut de l’auteur auquel son succès même interdira paradoxalement une reconnaissance définitive…, avant que de rouvrir le volume, et de se plonger dans les méandres d’une intrigue toujours captivante.

Gérard de Cortanze, Pierre Benoit, le romancier paradoxal, Paris, Albin Michel, 2012.